Dans les quartiers, des parents ont parfois décrété le confinement pour prévenir une épidémie sans vaccin aucun : la rue. Cas de base : l’enfant traîne et s’y plaît plus qu’il n’en faut. Il y tue le temps, «tient» un hall, apprend des trucs et d’autres, noue des liens. La maison lui paraît de plus en plus étroite et l’école trop secondaire. Aussi, l’adolescent se met à étouffer dès la sortie du lit. De l’air, de l’air, de l’air.
Alors, il devient nerveux quand un jour, la mère ou le père lui barrent la route de la porte. Ils le trouvent changé. Dans sa démarche, ses mots, ses mimiques. Il tord la bouche, penche la tête, bombe le torse quand il parle et répond. Ça leur rappelle quelques gars en bas qui ont terminé dans le mur. Ils s’inquiètent. Est-ce qu’il fume ? Qu’est-ce qu’il a vu de sale ? Le mal est peut-être profond, mais pas définitif. Quarantaine.
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Voilà désormais le gamin coincé à la baraque pour une durée indéterminée. Par la fenêtre, il fait non à ceux qui l’attendent en bas. Soit à travers le rideau (confinement total), soit par la fenêtre (confinement partiel), gueule déconfite et parfois, mère ou père dans le dos pour lui tapoter le dos. Fin du parloir. Les potes le surnommeront «prisonnier» avec une drôle d’intonation : comme si sa liberté dépendait de lui.
Cookies
Il arrive qu’un parent descende pour disperser la bande et leur filer la notice : il pourrait neiger des cookies que leur fils restera entre quatre murs. Ça dope la frustration de l’enfermé, qui se sent humilié, en sus de la sensation de vide. L’adolescent piaffe sincèrement. L’odeur du béton séché, mouillé, glissant lui manque. Il gratte ses devoirs quand il ne regarde pas le plafond ou ne se colle pas au chauffage – le désespoir. Il négocie avec la mère ou le père quand ces derniers paraissent détendus. Juste une heure dehors. Ou trente minutes. Ou simplement le temps de dire bonjour aux uns et aux autres. C’est non.
Il fut un temps où Internet n’existait pas. Pas de wi-fi, pas de streaming, pas de séries sur des vendeurs de came en chignons-leggings-moustache-sourcils épilés. Juste un signe du menton du chef de famille pour changer de chaîne – en fonction du mouvement, on savait laquelle mettre. Les week-ends en captivité commençaient souvent par le zèle d’une mère ou d’un père qui siffle la fin du dodo à 9 heures tapantes. Boucan d’enfer, odeur de café noir qui transperce le papier peint et les naseaux de l’endormi. Ça allonge les journées et les neurones.
Pas de foot, pas d’errance, pas de virées où l’on traîne du point A du quartier à un point B – en bande, avec toujours un des gars de l’escouade qui rôde avec une branche d’arbre à la main (allez savoir, pourquoi). Le confinement partiel donne droit à une sortie contrôlée, souvent matinale. Le prisonnier est envoyé au marché et rentre avec des sacs roses remplis de kiwis, de pommes, de cumin et d’escalopes.
«Amour, gloire et beauté»
Il y a les parents muets qui ne discutent pas leur choix : la rue est génitrice de tous les vices. Point. Soit on coupe court, soit on perd. On ne peut pas être amie avec elle. Soit on se marie avec, soit on s'en écarte pour la quitter. Et il y a les autres, qui justifient la punition en mettant le prisonnier devant la question ultime : qui, parmi tous ceux qui se sont amourachés de la cité, a réussi ? Des noms de fils de voisins en échec fusent sans vergogne. «Regarde lui… et lui… et lui… et lui.» Des prédictions sont balancées avec certitude sur chacune des fréquentations du confiné. Elles commencent et finissent toutes par «il est déjà foutu». Les récits sont tous tournés vers une morale identique : quand il sera grand, l'ado se rendra compte de tout cela.
Le prisonnier développe des passions secrètes. Qui restent. Il apprécie la série Amour, gloire et beauté. Aime trier les graines des lentilles. Se sent bien dans les pantoufles à poils roses de sa maman, qu'il enfile pour aller chercher le courrier. Il y a des inégalités dans le confinement, entre celui qui a de l'espace (peu de frères et sœurs) et celui qui en a moins (même pas de chambre à lui). Entre celui qui a moins de problèmes à la maison (famille normale) et celui qui les cumulent (famille sous tension). Entre celui qui est de la classe moyenne et celui qui est à un millimètre de la pauvreté extrême. La guérison se joue à des détails. Un bouquin lu un soir de déprime, un fou rire familial pendant le film du soir, un événement dans la cité qui donne du sens à l'isolement : un copain de la bande a sévèrement déconné, il est dans un bourbier.
On sort toujours d'un confinement. Des gamins en sortiront grandis en dépit des sobriquets. Qui restent, aussi. Il y a toujours un gars de la bande qui trouve une vanne increvable. Comme «Patrick», pour Patrick Dils – l'homme injustement incarcéré. Et d'autres, une fois libérés, vrillent instantanément. Câlins à la rue : ils la fréquentent jusqu'au bout de la nuit, profitant du sentiment d'échec des parents, lequel paralyse. D'aucuns, de loin, théorisent facilement sur leur démission présumée. Mais c'est comme tous les virus. Il arrive qu'on y mette toute la volonté qu'un être humain peut contenir en lui, mais qu'il manque du matériel.