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Libération
Journal d’épidémie

Coronavirus : anticiper les emmerdes, ou le syndrome de la vigie du «Titanic»

Journal d'épidémie, par Christian Lehmanndossier
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus.
Du personnel médical de l'hôpital Emile-Muller lors de la visite d'Emmanuel Macron à Mulhouse mercredi. (Photo Mathieu Cugnot. Reuters )
publié le 26 mars 2020 à 10h54

Quand je suis arrivé sur place devant ce grand hangar, une grue installait sur la façade une bannière : COVIDROME. L'avant-veille le maire m'avait appelé en me demandant de baptiser le lieu, et dans une réminiscence des vaccinodromes foireux de Roselyne Bachelot, et de Mad Max Beyond the Thunderdome, j'avais choisi le nom, qui s'affichait maintenant en grandes lettres, deux jours plus tard, sous le soleil de fin mars. La représentante de l'Agence régionale de santé était là, qui vérifiait que le fonctionnement du centre correspondait aux recommandations que nous avions découvertes la veille. C'était le cas, dans la mesure où celles-ci, pour une fois, avaient probablement été conçues par des gens proches du terrain, et correspondaient peu ou prou à ce que nous avions mis en place, comme monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir.

Mon vieux pote Pierre était là, généraliste lui aussi, compagnon de pas mal de combats militants, et le seul à avoir accepté de venir essuyer les plâtres avec moi, sans attendre des améliorations toujours possibles. J’ai fait visiter les lieux. Sur place, nous avons découvert le boulot remarquable des agents communaux, des réservistes, et le matériel de protection qu’ils avaient déniché. Je n’en croyais pas mes yeux. Nombre de mes confrères qui légitimement pouvaient craindre de partir à la bataille de Mossoul en tongs, comme le dit une amie journaliste et néanmoins lettrée, auraient du mal à imaginer à quel point nous étions mieux équipés pour les semaines à venir que bien des soignants. Masques, tuniques, gants, lunettes de protection, ces gens avaient fait un boulot formidable pour nous permettre de travailler, dans un pays où des aides-soignantes, des infirmiers, vont au front sans protection adéquate.

La différence entre humanisme et néolibéralisme

Nous avons tourné une vidéo de présentation du lieu, rappelé les consignes de confinement, d’hygiène, les mesures barrière, j’ai réexpliqué que le but du centre était de recevoir dans un lieu dédié, sécurisé, des patients qui nous seraient adressés par le 15 comme ne relevant pas des urgences, ou par des médecins qui ne pouvaient les recevoir au milieu de personnes fragiles pour éviter les contaminations. A ce stade, nous n’avons aucune idée de la tournure que prendront les choses. Mon souhait le plus cher serait de renouveler le fiasco H1N1 et de fermer dans quinze jours les portes d’un hangar qui n’aura servi à rien. C’est la différence entre l’humanisme et le néolibéralisme, probablement : accepter de se tromper et de dépenser un peu d’argent et beaucoup d’énergie dans l’éventualité d’une crise, plutôt que de se croire extrêmement malin et agir «en bon père de famille», comme disent les vrais abrutis, décider de laisser se périmer et disparaître le stock stratégique de masques de l’Etat, économie de bouts de chandelles qui va durablement plomber le pays et causer des morts.

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J'ai passé une partie de la journée à envoyer des mails pour mettre en route le centre, à répondre, encore et toujours, à des amis inquiets. Sur le groupe WhatsApp des médecins de la ville, on a commencé à parler de ce qui nous inquiète tous, et que nous n'avions pas osé verbaliser. Comment gérer la vague quand elle déferlera ? Comment, surtout, aider et soulager ceux et celles que les hôpitaux pourraient refuser par manque de lits ? A ce stade, c'est encore juste une hypothèse. Nous voudrions espérer que ça le reste. Mais les retours d'amis, de confrères, travaillant en soins palliatifs, en service ou à domicile, ne me rendent pas très optimiste. Une amie appelle ça le syndrome d'hyperanticipation des emmerdes. De mon côté, j'appelle ça le syndrome de la vigie du Titanic. Le type même de névrose qui ne sert à rien. A quoi bon voir l'iceberg avant les autres si personne n'écoute ? Peut-être cette fois-ci l'exemple chinois, l'exemple italien, nous a-t-il collectivement fait sortir de notre torpeur. Peut-être.