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Crise

«Un contre-pouvoir a disparu» : le monde du droit à l'heure du coronavirus

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Un premier «colloque virtuel» sera consacré, vendredi, aux effets juridiques d'une épidémie qui «chamboule le droit presque tous les jours».
(ALAIN JOCARD/Photo Alain Jocard. AFP)
publié le 26 mars 2020 à 11h49

Confinés, mais prolifiques. Une trentaine d'intervenants animeront, vendredi, le premier séminaire sur les effets juridiques de la crise du coronavirus. Réclusion oblige, les participants à ce «colloque virtuel» se succéderont, en vidéo, sur une application de téléconférence. Et le nombre de contributions témoignera, selon un organisateur, de l'effervescence qui a saisi certains spécialistes face aux mesures d'exception en vigueur. «Nous avons reçu plus de cinquante contributions en quelques jours, c'est considérable», s'enthousiasme Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble-Alpes. «Ce qui est intéressant, poursuit-il, c'est que les participants vont assez au-delà des milieux très engagés» dont se réclame ce militant des droits des étrangers.

Santé, travail, élections, libertés publiques… Les thématiques abordées reflètent les dimensions d'une crise qui, en quelques semaines, s'est déployée dans tous les registres du droit. «Depuis le 9 mars, il est chamboulé presque tous les jours, poursuit Serge Slama. Le seul point de comparaison pour un juriste, ce sont les périodes de guerre et de changement de régime, ou encore l'usage de l'article 16 durant la guerre d'Algérie. En termes d'extension des pouvoirs des autorités civiles, on n'a rien vu de tel depuis, même après les attentats de 2015 : l'épisode avait certes marqué les consciences, mais pas bouleversé le droit».

La crise a aussi stimulé la production de plusieurs sites spécialisés : le select et influent think-tank «le Club des juristes» – «Les VIP du droit», sourit un de leurs confrères – lui consacre un espace dédié, alimenté quotidiennement. «A vrai dire, selon moi, il n'y a pas d'ébullition du monde du droit, nuance l'un de ses contributeurs, Olivier Beaud, professeur à Panthéon-Assas. Les rares blogs juridiques qui suivent l'actualité font [simplement] en sorte de suivre le Covid-19.» Celui-ci n'en devrait pas moins porter quelques fruits académiques dans les mois à venir. «Je prépare un article sur la gouvernance démocratique mondiale, confie le constitutionnaliste Dominique Rousseau. La période démontre que la souveraineté des Etats-nations est un principe inutile et dangereux : supprimons-le.» C'est sûr, anticipe le juriste, «ça va faire polémique…»

«SOS Constitution»

Dans l'immédiat, c'est d'abord un torrent de demandes médiatiques qu'a provoquées la crise sanitaire, pour analyser en temps réel les annonces du gouvernement. «C'était un peu SOS-constitution.com, j'ai rarement été autant contacté que ces quinze derniers jours, s'amuse le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier. Cela a commencé le 12, avant la première allocution d'Emmanuel Macron, quand on ignorait encore s'il reporterait ou pas les municipales». Il est vrai, s'agace plus d'un interlocuteur de Libération, que «les médias sollicitent toujours les quatre ou cinq même». Et parfois, ajoute-t-on, «on entend vraiment n'importe quoi».

La remarque rappelle – entre autres – que le droit, matière plastique, est aussi affaire d'interprétation. «Beaucoup de gens ne font pas la différence entre la Constitution et l'opinion d'un professeur sur ce qu'elle dit», déplore Romain Rambaud, professeur à Grenoble-Alpes. Ce spécialiste de droit électoral a croisé le fer, par tribunes interposées dans le quotidien le Monde, avec Jean-Philippe Derosier. «Reporter seulement le second tour des municipales est inconstitutionnel : c'est l'ensemble du processus qu'il fallait reprendre», juge ce dernier. «Suggérer que l'action des pouvoirs publics est contraire à la Constitution, c'est grave et à mon avis excessif», répond le second, «très heurté» par le raisonnement de son confrère, et défenseur de la thèse opposée.

«Je suis effrayé»

Dans l'ombre de ces débats publics, «je vois passer sur les réseaux sociaux, Facebook surtout, pas mal de controverses entre collègues, confirme Serge Slama. Des gens qui n'interviennent pas dans les médias, mais qui représentent sans doute le vrai "milieu juridique", celui qui enseigne dans les amphis. Pour la plupart, des tenants du positivisme juridique, très respectueux des règles, acquis à l'idée qu'il ne faut pas faire de vagues, que le gouvernement est fondé à prendre ces mesures. Voire à aller plus loin».

Ces échanges académiques sont loin de résumer les effets de la crise, qui alarment aussi certains praticiens du droit. «Je suis effrayé, témoigne Eric Rocheblave, avocat spécialisé en droit du travail à Montpellier. Depuis une semaine, un contre-pouvoir a disparu : à cause du confinement, je ne peux pas plaider et les travailleurs n'ont plus accès à la justice. Je suis très sollicité sur la question du droit de retraites, mais la seule chose que je peux faire, c'est dire leurs droits aux gens. Et encore : entre les règles d'exceptions et la confusion du discours public, dans certains cas, on sait à peine où est la vérité juridique.»