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Libération
Reportage

Covid-19 : en Seine-Saint-Denis, «on se sent démunis»

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Dans le département, l’un des plus pauvres de France, les généralistes, en sous-effectif, font face à l’afflux de malades et tentent de colmater les brèches hospitalières.
Au centre municipal de santé Savattero à Montreuil (SeineSaint-Denis), jeudi. (Photo Stéphane Lagoutte. Myop)
publié le 2 avril 2020 à 20h16

D'une démarche claudicante, un grand homme, s'approche de l'entrée du centre municipal de santé Savattero, jeudi à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. On l'arrête avant qu'il n'entre. Commence alors l'interrogatoire spécial Covid-19. Derrière les portes vitrées, quatre généralistes et une dizaine d'infirmières multiplient les appels pour surveiller l'état de santé des malades confinés chez eux. «Nous accueillons tout le monde ici, dont environ 25 % de bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat et de la couverture maladie universelle, explique fièrement Pierre-Etienne Manuellan, médecin directeur de la santé pour cette ville de 100 000 habitants, dont 26 % vivent sous le seuil de pauvreté (12 points de plus que la moyenne nationale). Tout le monde n'est pas égal face à la maladie. Dans l'un des départements les plus pauvres de France, nous n'avons pas attendu le Covid-19 pour le savoir.»

Un constat confirmé par Frédéric Adnet, chef du service des urgences de l'hôpital Avicenne, à Bobigny : «La Seine-Saint-Denis cumule parmi les plus mauvais indicateurs de santé du pays, que ce soit pour la mortalité maternelle ou infantile. Nous avons encore d'importants foyers de tuberculose et de sida. Le manque de médecins [de ville] fait que les maladies sont prises en charge plus tard, à un stade plus grave. A Avicenne, tous nos services de réanimation comme de médecine générale sont saturés depuis mercredi.» Et de reprendre : «Nous n'avons pas bénéficié du départ de la population partie dans sa résidence secondaire, comme à Paris ou dans les Hauts-de-Seine.» Même discours aux centres hospitaliers d'Aulnay-sous-bois, Saint-Denis ou Montreuil.

Les hôpitaux du département tentent alors de se reposer sur la médecine de ville, elle aussi largement en sous-effectif. Le triangle du 93 n’est pas un territoire uniforme, loin de là. Mais il cumule des handicaps communs. En 2017, le département disposait de 54,6 médecins généralistes pour 100 000 habitants, contre 71,7 en moyenne en Ile-de-France, d’après l’Union régionale des professionnels de santé. Et la situation continue de se dégrader. Le 3 février 2019, un médecin de l’hôpital Avicenne s’est suicidé sur son lieu de travail. Dix jours plus tard, les urgentistes de l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay, déposaient un préavis de grève après la démission de plusieurs d’entre eux. La crise sanitaire actuelle ne fait qu’exacerber les inégalités territoriales. La médecine de ville tente de colmater les brèches.

«Caissiers et livreurs»

A La Courneuve, avec son taux de pauvreté de 43 % et ses barres d'immeubles décrépites, un médecin, pressé, nous raconte terminer tous les jours à 23 heures en ce moment. «Je me bats comme je peux avec mes cas de Covid.» Pourtant, la plupart des cabinets libéraux ont observé, comme partout en Ile-de-France, une baisse de leurs consultations. Mais ils partaient de loin. «Avicenne m'a contactée pour commencer à renvoyer chez eux plus tôt que prévu des personnes contaminées et hospitalisées afin de libérer des lits, rapporte Brigitte Surget, généraliste à Noisy-le-Sec. Malheureusement je ne peux pas [les suivre] car j'ai déjà trop de patients.» A Bobigny, Djamal Arkoub «reçoit en temps normal 40 à 50 patients par jour, compte le généraliste. Certains de mes confrères dépassent les 70 au quotidien. Parmi eux, nous recevons beaucoup de caissiers dans des centres commerciaux ou de livreurs. Des personnes en première ligne aujourd'hui et qui angoissent d'être contaminées car elles sont mal protégées».

La pénurie de masques de protection frappe de plein fouet les praticiens du 93. Seuls dix-huit masques par médecin et par semaine sont distribués. «On se sent vraiment démunis, témoigne Roger Franchitti, qui vit ses derniers mois d'activité à Noisy-le-Sec avant la retraite. Jeudi dernier, j'ai dû renvoyer sans masque un patient infecté qui vit avec huit autres personnes. Il m'a rappelé samedi, ils étaient tous contaminés dans la famille, dont le grand-père de 72 ans qui a développé des complications graves.» Certaines décisions difficiles doivent alors être prises. Depuis son bureau lumineux à Montreuil, Pierre-Etienne Manuellan, qui pratique depuis 1988 dans le département, explique : «Nous avons décidé, avec l'hôpital de la ville, que les personnes qui n'ont pas des logements décents ou qui n'ont pas les moyens de s'isoler resteraient à l'hôpital. Cela risque de faire du monde.» Sa grande préoccupation, en ce moment, est la situation dans les foyers pour travailleurs migrants. «C'est dramatique, s'énerve Manuellan. Vous pouvez imaginer l'état de ces établissements, où le virus circule alors qu'ils vivent à six dans des chambres conçues pour trois.»

«Fracture numérique»

Avec le confinement, surviennent aussi les crises d'angoisse. «Le problème, c'est que quand on est coincés dans un petit appartement à plusieurs, le confinement pèse lourdement sur le mental, affirme Brigitte Surget. Les jeunes se sentent invincibles et continuent à voir leurs amis. Certains de mes patients, qui sont policiers et n'ont pas de masque, me racontent que ça devient tendu dans certains quartiers. Des jeunes font des barbecues.» Au risque de contaminer leur famille, lorsqu'ils rentrent chez eux. Autre problème : la téléconsultation. «On voit aujourd'hui clairement la fracture numérique, relate Arnaud Dubédat, généraliste à la tête du Centre municipal de santé Louise-Michel de Romainville. Il y a des gens qui sont laissés sur le bord de la route. Ils ne maîtrisent pas WhatsApp ou pas assez bien la langue française pour réussir à nous appeler.» Le médecin, qui rappelle que les IVG continuent d'être pratiquées ainsi que l'accueil des femmes victimes de violences conjugales dans son centre, s'inquiète aussi pour ces patients atteints de maladies chroniques lourdes ou pour toutes ces urgences hors Covid-19 qu'il ne voit plus. «Ces gens doivent rester chez eux pensant qu'ils ne sont pas prioritaires, regrette-t-il. On risque de découvrir des personnes dans des états dramatiques à la fin du confinement.»