C’est Lucas, 14 ans, trompettiste dans l’harmonie municipale de Spicheren (Moselle) qui joue, tous les soirs à 20 heures, en soutien au personnel soignant. C’est Jean-Pierre, tatoueur à Bayeux (Calvados), qui donne ses masques de protection à l’hôpital le plus proche. Ailleurs, des boulangers livrent des fournées de pain ou de viennoiseries à ceux qui ont les mains dans le Covid-19. Les imprimantes 3D ou les machines à coudre tournent aussi à plein régime, dans les grandes maisons de mode comme chez l’amateur, pour approvisionner des soignants en masques et surblouses, ou pour arroser le voisinage en masques faits maison, histoire de laisser les «vrais» à ceux qui sont en première ligne. La Fédération des usagers de la bicyclette organise, elle, une opération de prêt ou don de vélos aux professions médicales pour faciliter leurs déplacements. Et on pourrait égrener ad libitum.
En France, comme dans tous les pays touchés par le coronavirus, l'épidémie qui met la planète à l'arrêt suscite un élan de solidarité tout aussi viral. Chaque jour apporte son lot d'initiatives, qu'elles émanent d'entreprises ou du citoyen lambda. Il s'agit pour chacun de faire, à son niveau, un geste. Notamment en faveur des soignants, ces fantassins de la «guerre» déclarée par Emmanuel Macron, étonnamment dépourvus du matériel nécessaire pour la mener. Si bien qu'il a vite été clair que les applaudissements quotidiens, louables pour l'effet baume au cœur, ne suffiraient pas. Et que les «héros» désormais sanctifiés par l'exécutif alors que des mois de grèves et de manifestations n'avaient pas fait avancer leur cause d'un iota avaient besoin d'un soutien concret.
Logiquement, le don sonnant et trébuchant abonde. Evoquant une «incroyable mobilisation», l'entreprise Leetchi a déjà répertorié, fin mars, près de 4 300 cagnottes en ligne ouvertes depuis le début du confinement, essentiellement à destination du personnel médical - à titre de comparaison, l'incendie de Notre-Dame-de-Paris, il y a un an, en avait suscité quelque 2 500. La plupart de ces tirelires en ligne affichent plusieurs dizaines de milliers d'euros, deux dépassent déjà les 100 000 : l'une en soutien au CHU de Bordeaux, l'autre pour l'achat de masques, matériel de protection et hospitalier urgent, organisée par un «collectif d'entrepreneurs et artistes pour Santé publique France». Evidemment, les arnaqueurs sont aussi de la partie : gare aux sites et blogs qui font flamber la délinquance dite «d'opportunité».
La solidarité consiste également à donner de son temps et de son savoir-faire confinés - plutôt que de tourner en rond comme un cochon malade, autant agir, et faire coup double : esprit occupé et gratification d’œuvrer au bien commun. Il s’agit notamment de faciliter la vie quotidienne de ceux qui sont rivés au chevet des malades du Covid-19. Garde d’enfants, courses… les sites d’entraide poussent comme des champignons. C’est par exemple Enpremièreligne.fr, plateforme lancée dès le 15 mars, qui propose de mettre gratuitement en relation les personnels mobilisés et des volontaires prêts à les soulager de tâches quotidiennes. Et ça marche : jeudi, elle revendiquait 80 834 volontaires, et 97 % de demandes résolues. D’autres s’activent sur les fronts de la nourriture, du logement ou des déplacements. Aperçu, non exhaustif, d’un torrent de bonne volonté.
Tous aux fourneaux
Gougères à l'époisses, macarons salés à la moutarde de cassis, crème d'asperge servie avec œuf poché, légumes de printemps et huile de noisette, paleron de bœuf et gratin dauphinois, fromage de Tonnerre, mousse au chocolat au lait, crumble poire-kalamansi… C'est le menu, inhabituel à l'hôpital, qu'ont offert dimanche cinq chefs japonais à 100 soignants du CHU de Dijon (Côte-d'Or). «Quand on a livré, ils ont applaudi, c'est exceptionnel, raconte Frédéric Vandendriessche, propriétaire du Château de Courban, hôtel-restaurant étoilé dont les chefs, Takashi Kinoshita et Sae Hasegawa, ont mis la main à la pâte. Ce qui est moins exceptionnel, c'est de voir dans quel état ils sont, avec des cernes jusqu'en bas du visage…» C'est en «observant la situation en Italie» que l'équipe du Château de Courban a décidé, aidée d'autres chefs amis, d'apporter du réconfort à ceux qui luttent contre la pandémie. «Ça nous est venu de manière évidente. Une brigade de cuisine, quand elle ne travaille pas, c'est comme un lion en cage», sourit Frédéric Vandendriessche. De la terre à l'assiette, toute la chaîne s'est mise en branle : «On a fait un appel à l'aide auprès de nos fournisseurs. Trente secondes après, des gens, y compris avec qui on ne travaille pas, s'étaient proposés pour fournir des produits.»
Si eux sont bénévoles, une autre opération lancée par le réseau Ecotable, anticipant les difficultés à venir du secteur, vise à nourrir gracieusement les soignants tout en rémunérant ceux qui font les repas grâce au financement participatif. «L'idée est de pouvoir commander aux prix habituels aux producteurs, même si ça ne va pas les sauver complètement, résume Marion Favre, secrétaire générale d'Ecotable. Rémunérer permet de ne pas compter que sur le bénévolat. C'est une chaîne vertueuse, qu'on a besoin de pérenniser.»
Depuis la fermeture des restaurants pour cause de confinement, des initiatives similaires ont éclos un peu partout. De nombreux restaurateurs solidaires et leurs cuisiniers, mais aussi des pâtissiers, boulangers, pizzaïolos ou encore chocolatiers fournissent gracieusement des soignants, mais souvent en toute discrétion… Le chef de l’Elysée, Guillaume Gomez, et le journaliste Stéphane Méjanès ont ainsi lancé l’opération «Les chefs avec les soignants», bientôt appuyés par des grossistes comme Metro. L’association les Bistrots pas parisiens, emmenée par Norbert Tarayre, s’est de son côté chargée de livrer 250 repas par jour aux policiers, pompiers et militaires.
Un toit près de l’hôpital
«Je propose volontiers la jouissance de mon appartement entièrement équipé, linge de lit et de toilette compris», indique l'annonce. Elle émane de la propriétaire d'un deux-pièces de 45 m², qui le met gratuitement à disposition du personnel hospitalier. Avec cette précision : il se trouve au métro Poissonnière (IXe arrondissement de Paris), «à moins de 2 km de l'hôpital Lariboisière». Cette femme, qui souhaite rester anonyme, a passé son annonce sur le site PAP.fr, dans la rubrique «Solidarité avec le personnel soignant». Au téléphone, elle explique : «J'ai 77 ans. Dans ma vie, j'ai été infirmière. Mon mari aujourd'hui décédé était pneumologue et a travaillé en soins intensifs. S'il était encore de ce monde, il serait retourné dans son hôpital. A mon âge, je ne peux plus faire grand-chose, je ne peux pas aller donner un coup de main aux soignants. Alors si mon appartement peut aider quelqu'un qui travaille à l'hôpital…»
Selon Corinne Jolly, présidente du groupe PAP (De Particulier à particulier), 1 700 propriétaires ont déjà fait ce geste en faveur des infirmiers, aides-soignants ou médecins depuis le lancement de cette opération, le 23 mars. «L'idée est de mobiliser des logements au plus près des hôpitaux, de manière à réduire au maximum les trajets des soignants, notamment en Ile-de-France où les déplacements entre le domicile et le travail sont parfois supérieurs à une heure.» Les annonces sont en libre consultation, les personnels des hôpitaux peuvent contacter les propriétaires par mail ou téléphone, certains mentionnent leur numéro de fixe ou de portable. Lors de l'entrée dans les lieux, un contrat de droit privé de mise à disposition gratuite de l'appartement est signé par les deux parties, pour une durée de quinze jours, renouvelable par reconduction tacite, tant que le confinement sera prolongé par le gouvernement.
La plateforme Airbnb - à laquelle les élus de grandes villes européennes et américaines reprochent d'assécher le marché locatif avec le développement de meublés touristiques au détriment de locations pour leurs habitants, dont des soignants - a également mis en place une initiative analogue. «Open Homes» s'adresse ainsi aux personnels hospitaliers, des Ehpad ou des centres d'hébergement d'urgence. Mais l'ouverture promise est toute relative. Les personnels concernés doivent remplir un formulaire qui comporte pas moins d'une vingtaine de questions (nom, prénom, adresse personnelle, numéro de portable, profession, lieu de travail, numéro de téléphone de l'employeur…). Mention spéciale à celle-ci : «Décrivez pourquoi vous avez besoin d'un logement». On se le demande, hein ? Et tout ça sans même pouvoir consulter la moindre annonce ou être sûr de se voir proposer un logement.
Etre un élément moteur
Qu'est-ce qui peut amener un garage bourguignon, spécialisé dans le bioéthanol, sur la liste des bienfaiteurs ? L'un de ses fondateurs est d'origine chinoise, et il a vu à quoi ressemblait l'enfer avant les autres. Pour le nouvel an, l'homme devait se rendre dans la région de Wuhan, foyer du coronavirus, où résident ses parents. Avant, il passe par Shanghai. L'épidémie grignote du terrain, inquiète, tue, et les autorités locales ferment tout. Bloqué, il appelle ses associés restés en France et prévient quant à la suite. Karim El Kfel, l'un d'entre eux, raconte au téléphone : «Il nous a parlé des soignants épuisés qui n'arrivaient plus à se déplacer pour différentes raisons. Le constat est simple : s'ils sont fatigués, c'est toute la société, surtout en ce moment, qui en pâtit. En gros, il nous a demandé d'agir pour ne pas reproduire cette erreur.» Il soupire : «Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais réquisitionné d'office de nombreux corps de métier, comme les nôtres, qui sont à l'arrêt et qui pourraient pourtant servir.»
La décision est prise avant même les mesures drastiques de confinement : Bioautocenter, situé à Varennes-Vauzelles, dans la Nièvre, réparera gratuitement les véhicules des soignants. Le Journal du Centre passe l'information dans ses colonnes, avec un numéro de téléphone. L'écho est conséquent : jeudi au soir, dix voitures étaient passées là-bas et ça n'arrêtera pas jusqu'à dimanche. L'aide extérieure est minimale : jusque-là, le garage n'a reçu aucun matériel de protection en dépit de son engagement et de l'exposition de deux de ses cadres, constamment présents dans les locaux. Karim El Kfel : «On est dans une région où tout ou presque est fermé. Alors des appels nous proviennent de partout, au-delà de la Nièvre. On accepte, évidemment, avec plaisir. On a eu des cas de personnes qui faisaient plus de 10 kilomètres à pied à cause d'une voiture en panne. Il faut prendre en compte aussi la réalité du terrain : on est dans une zone rurale, avec plus de risque d'accidents. On est là pour atténuer la fatigue des soignants qui, dans leur état, sont encore plus en danger sur la route.» Il précise : «On aurait pu penser qu'il y aurait des abus. Que certains auraient essayé d'en profiter. Ça n'est jamais arrivé. Je ne vois que des soignants épuisés.»
Le dire avec des fleurs
Des roses, des pivoines, des renoncules… au pied des hôpitaux. Depuis deux semaines, Christel Le Brun, une fleuriste bordelaise à son compte, fait la tournée des établissements de santé pour distribuer des fleurs locales en solidarité avec les soignants. «C'est une manière de les remercier et de leur apporter un peu de baume au cœur après leurs journées éprouvantes», explique la trentenaire. Le producteur Camille Pénisson, qui la fournit le reste de l'année, cultive environ cinq hectares de fleurs à quelques dizaines de kilomètres de Bordeaux. Sans mariages à fleurir et sans commandes depuis le début du confinement, cet horticulteur avait dû se résoudre à en jeter des tonnes. Christel Le Brun : «Des mois de travail partis à la benne… C'est comme ça que nous est venue l'idée.»
Accueilli avec enthousiasme par les hôpitaux, le projet a rapidement fait son chemin. Désormais, chaque mercredi, la fleuriste apporte une quinzaine de seaux environ. Plus de 2 000 tiges qu'elle offre à la sortie, en alternant les établissements - «On ne peut pas faire entrer les fleurs dans les hôpitaux. Et dehors, on respecte un protocole sanitaire très strict.» L'opération «Fleurs solidaires pour les soignants» est un succès. Les mots et les photos de remerciement arrivent en grand nombre par mail ou via les réseaux sociaux. «Mercredi, j'ai pleuré d'émotion toute la journée. Voir les yeux qui pétillent et les sourires à travers leurs masques, c'est magique. La preuve que les fleurs peuvent apporter de la joie», se félicite la fleuriste. Pour Camille Pénisson et Christel Le Brun, cet élan de solidarité est aussi une manière de rendre visible leur combat : au quotidien, ils s'efforcent de valoriser la filière locale en luttant contre la concurrence des fleurs importées. Ils espèrent que les récipiendaires des bouquets s'en souviendront.