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Libération
Journal d'épidémie

«Saurons-nous apprendre de nos erreurs ?»

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus
A l'hôpital Tenon, à Paris, le 26 mars. (Photo Christophe Ena. AP)
publié le 10 avril 2020 à 9h54

Chaque jour, depuis le début de l’épidémie, les soignants échangent entre eux des informations, des tuyaux, confrontent des cas cliniques, partagent leurs espoirs, leurs craintes. Parmi eux, certains développent une réflexion qui dépasse la description d’un quotidien harassant pour poser des questions plus profondes. J’ai choisi, en dehors des courts extraits qui alimentent ce Journal d’Epidémie, de vous en faire partager quelques-unes plus longuement.

Certains abordent le sens de leur engagement, les conditions dans lesquelles s’accompagnent les fins de vie, ou, dans le cas d’Elodie, médecin généraliste, jeune maman à peine revenue au travail lorsque l’épidémie a frappé, la question de «l’Après». A quoi ressemblera le monde que sa génération offre à ses enfants ?

«Bon nombre de personnes, sur Internet ou ailleurs, répètent à l’envi que le monde postpandémie ne sera plus comme avant. Cette crise sanitaire est un moment suspendu. Une bulle étrange qui révèle le pire et le meilleur de chacun.

«Malgré les difficultés auxquelles fait face notre système de santé, le monde des soignants fait front. A travers la France entière, on s’organise. Des alliances entre ville et hôpital se forment. Dans mon département, nous avons réussi à monter un centre Covid en seulement quatre jours, avec l’aide du centre hospitalier local. Des barrières sautent. Des directeurs d’ARS, qui pourtant agissent simplement comme ils l’ont toujours fait, sautent, eux aussi. Une solidarité avec les soignants se crée. Des dons de matériel (une association locale nous a fourni gracieusement des visières), des repas, des attentions, tout cela permet aux professionnels de santé de se concentrer sur leur mission.

«En parallèle, la peur (bien compréhensible) de la maladie, présente dans l’esprit des Français, a fait sortir du bois tous les pseudo-Jésus en manque de gloire. Ceux qui réclamaient des études en triple aveugle sur vingt ans avec comme effectif l’équivalent de trois fois la population de la France pour tester l’innocuité d’un simple excipient, s’assoient à présent sur la prudence, la déontologie et l’éthique parce qu’ils sont terrorisés. "Laissez-nous la magie" est le nouveau "il vaut mieux faire n’importe quoi plutôt que de ne rien faire". On peut se demander à quel moment des études bien menées et éthiques sont «ne rien faire», et pourquoi certains s’imaginent qu’il serait impossible de respecter les méthodes scientifiques en cas de crise.

Le déconfinement sera long et complexe

«Pendant ce temps-là, à Vera Cruz comme sur les réseaux sociaux, on accuse les soignants de participer à l’euthanasie de nos aînés, profitant du manque d’information des Français sur les soins palliatifs pour créer un mouvement de panique et d’indignation. Cette bulle, ce moment suspendu, est intimement liée au confinement de la population. Pour beaucoup, la vie s’est plus ou moins mise sur pause et ils attendent avec impatience le retour à la normale.

«Mais comment ? Et dans combien de temps ? Ici et là, avec l’annonce d’une courbe qui se ralentit et tend vers un plateau, et au gré des interviews, certains envisagent déjà un planning de déconfinement. Les plus perspicaces savent que, vu la faible immunité présente dans la population, ce déconfinement sera long et complexe. Pas question de déconfiner d’un coup, l’épidémie repartirait de plus belle.

«Pourtant, les habitudes sont tenaces. Le confinement se relâche déjà, à l’arrivée des beaux jours. Sur Twitter et Facebook, les gens rêvent d’apéro, de fêtes de famille et d’embrassades. C’est normal. Vivre enfermé, même si on va bien, est angoissant à long terme. Alors, vivre enfermé en ayant la peur de tomber malade…

«Et on se prend à espérer un monde meilleur, une fois la crise passée. Un monde où on prendrait le temps de vivre, un monde moins pollué, un monde où les avancées mises en place deviendraient pérennes.

«Mais le monde d’après sera-t-il vraiment si différent ? Et de quoi parle-t-on exactement ? De notre modèle économique ? De l’Europe ? De la France ? De l’humanité dans sa globalité ?

Le train-train quotidien reprendra-t-il le dessus ?

«Il est évident que la pandémie laissera des traces indélébiles sur certains continents. Des pays, déjà fragiles économiquement et socialement, auront du mal à s’en remettre. Je pense par exemple au Mexique, un pays cher à mon cœur, dont une partie de la population va devoir choisir entre travailler et s’exposer ou se confiner et crever de faim faute de revenus. Et en France, malgré les annonces du gouvernement, on sait très bien que de nombreuses personnes ne seront pas éligibles aux aides de l’Etat.

«Pour eux, pour les soignants en première ligne, et pour tous ceux qui auront perdu un proche, le monde ne sera plus comme avant. Sera-t-il meilleur ?

«Les soignants arriveront-ils à regagner la confiance d’une population qui pense qu’on lui refuse la panacée et qu’on planifie la mort des personnes âgées ? Beaucoup rêvent de demander des comptes à nos dirigeants. En aurons-nous seulement la force ? Seulement le temps ?

«Il faudra parer au plus pressé : la crise économique découlant du confinement, la deuxième crise sanitaire qui se profile avec tous les patients non atteints du Covid-19 qui n’osent plus déranger leur médecin, même dans des situations d’urgence. Avec en toile de fond, l’épée de Damoclès de cette pandémie qui peut flamber à nouveau si nous baissons la garde.

«Le train-train quotidien, métro-boulot-dodo, reprendra-t-il le dessus ? Trop heureux de retourner à notre «vie d’avant», pris dans l’urgence d’une économie à redresser, retomberons-nous dans les mêmes travers ? Ou saurons-nous, collectivement, apprendre de nos erreurs ?

«C’est sûrement un des grands défis que nous aurons à relever dans les années à venir. Passer d’un individualisme poussé à son paroxysme à une société mêlant collectif et individu de façon harmonieuse.

«Quant à moi, si vous me demandez ce dont je rêve après la crise : dormir.»