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Libération
Journal d'épidémie

«Demain est entre nos mains»

Journal d'épidémie, par Christian Lehmanndossier
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus
A l'hôpital Franco-Britannique de Levallois-Perret, le 9 avril. (LUCAS BARIOULET/Photo Lucas Barioulet. AFP)
publié le 13 avril 2020 à 10h30

Les signaux s’accumulent, au fur et à mesure que se prolonge le confinement. Au début, tout le monde a applaudi la mesure. Les soignants l’ont accueillie avec soulagement, surtout ceux d’entre eux qui avaient vu la vague déferler dans les «clusters», et considéraient à juste titre que le double discours du gouvernement : «Fermez les écoles mais allez voter» entraînerait son lot de contaminations.

Sidérés, les Français ont obtempéré, suivi les consignes, certains plus civiquement que d'autres. Et de même que les Italiens avaient dû s'arracher les cheveux en nous voyant ignorer la mesure de ce qui se jouait, nous regardions effarés sur les réseaux sociaux du côté du Royaume-Uni. Boris Johnson prônait l'immunité de groupe et le maintien de l'activité du pays au prix de morts «acceptables». Le métro londonien était bondé, les rues et les magasins étaient noirs de monde, la catastrophe était d'autant plus prévisible que le National Health Service avait été saigné depuis des années par les Tories.

En France nous observons un début d’accalmie liée au confinement, comme je l’ai écrit ici il y a dix jours. Nous semblons avoir commencé à aplanir la courbe, tout en sachant que cette première victoire ne prédit rien de l’avenir.

Mais après trois semaines de confinement, avec les conséquences psychologiques et économiques qui en découlent, des voix se font entendre. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Peut-on se permettre de stopper l'activité du pays ? Et si on déconfinait ? Accoutumé aux polémiques, Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, demande sur son compte Twitter : «C'est dingue quand on y songe, plonger le monde dans la plus grave récession depuis la seconde guerre mondiale pour une pandémie qui a tué pour l'instant moins de 100 000 personnes (sans parler de leur âge avancé) dans un monde de 7 milliards d'habitants.» Dans les Echos, Eric Le Boucher ne s'interroge même pas et titre «Il faut sortir la France du confinement». Argument : «La médecine n'a pas de magie contre les épidémies, faute d'avoir investi assez. La préservation de la vie est un principe sacré, mais le retour au travail et la défense des libertés individuelles, qui fit tant de morts, représentent aussi une valeur humaine.» La défense des libertés individuelles et les valeurs humaines. Je suis ému. Je pleure. Laissez-moi. Ne vous attardez pas. Je vais vous ralentir.

On a vu aux Etats-Unis des Républicains expliquer que les personnes âgées devaient accepter de se sacrifier pour l'avenir de leurs enfants (et des actionnaires, cela va de soi). En France, un ami qui travaille dans les fonds d'investissement m'écrit : «Le discours prévalent que j'entends est qu'il faut arrêter le confinement car on perd du fric et de toute manière les types qu'on essaie de sauver allaient bientôt crever (vieux, obèses, malades chroniques…).»

Colère sourde

Ces discours m'étonnent assez peu. Ils sont l'expression d'une doctrine depuis longtemps divorcée du réel. L'économie est la dernière sorcellerie dont les chamans refusent de reconnaître les erreurs, toujours imputables à d'autres. «La médecine, nous dit Eric Le Boucher, n'a pas de magie contre les épidémies, faute d'avoir investi assez.» Phrase magnifique d'ambiguïté. La médecine n'a pas besoin de magie. La médecine a besoin de protections, de matériel et de lits de réanimation. Et qui, mieux que les économistes libéraux, a martelé le discours sur «l'argent magique» et l'austérité nécessaire ? Qui n'a pas investi assez ?

Depuis le 6 avril je ne décolère pas. Je suis livide. Ce n'est pas une colère violente, mais une colère sourde, de l'ordre de l'écœurement. Je regarde en boucle Gérald Kierzek, médecin médiatique, déclarer sur LCI : «Ce confinement qui est en train de s'autorelâcher… c'est une manière de refaire circuler le virus… et ce n'est pas une mauvaise chose pour l'immunité collective. La vague on est en train de la passer parce qu'elle a été bien aplatie et donc notre système sanitaire est capable d'absorber. La question ça va être quelle est la casse économique versus la casse sanitaire.»

Edouard Philippe l'a pourtant redit : «L'impératif c'est de faire en sorte que le confinement fonctionne, que le virus circule suffisamment lentement pour que le nombre de cas sévères qui justifie l'admission dans les services de réanimation ne soit pas supérieur à la capacité globale de notre système hospitalier.» Du fait des politiques d'austérité largement partagées et imposées par la droite et la gauche, la médecine de ville est moribonde, l'hôpital est à l'os. En un mois, le nombre de lits de réanimation est passé de 5 000 à 10 000, un doublement des capacités qui représente un effort prodigieux, quasiment inhumain, des personnels. Or, à ce jour, près de 7 000 de ces lits sont occupés. Ce qui signifie que sans cet effort réalisé par des hommes et des femmes qui pour certains ont risqué leur vie sans protections adéquates, les morts évitables se compteraient par milliers. Enoncer sur un plateau télé que «notre système est capable d'absorber», c'est faire si peu de cas du sacrifice continu de nos collègues… Alors c'est vers eux que je me suis tourné. Ceux qui n'ont pas le temps d'écrire une chronique ni de passer au maquillage.

«Stupide et criminel»

Youri, 40 ans, est urgentiste à l'AP-HP. Nous nous sommes rapprochés au moment de la bataille contre les «fake médecines» et l'homéopathie et échangeons régulièrement sur Twitter. Dans une vie antérieure, j'ai été interne en réa et j'ai gardé de ces années un immense respect pour les hommes et les femmes qui y travaillent. Youri m'a fait cette confidence : «En réa et aux urgences j'étais terrorisé, Christian. Il y a sept jours, je pensais qu'on ne tiendrait pas. Dans nos têtes le scénario cata-cata-cata c'était d'imaginer 1 400 patients Covid en réa il y a trois semaines. Imagine les coups dans la tronche qu'on a pris. Oui, ça va moins pire mais c'est encore plus grave que ce que tu imagines. Et le calcul cynique du genre "le système tiendra on peut remettre un peu de pression", est stupide et criminel. Il faut prendre en compte le facteur temps, la durée. Chaque patient qui rentre en réa va y passer trois semaines ventilé. Puis il faudra des soins de suite et de rééducation spécifiques et longs en pneumologie, que l'on n'a pas dans ces volumes.» Un autre ami, Abdo Khoury, 48 ans, urgentiste, président de la European Society for Emergency Medicine, renchérit : «J'ai passé cinq nuits d'affilée quasiment blanches au Samu pour libérer nos lits de réa, transférer des malades en province, et ne pas avoir à choisir qui intuber, qui réanimer… On n'a plus les moyens de monter en puissance, on n'a plus de respirateurs, on bricole des solutions alternatives. Aujourd'hui on tient encore. Mais demain ?»

Demain est entre nos mains. Entre vos mains, vous qui souffrez du confinement. Entre les mains de ceux qui ont prôné l'austérité pendant des décennies, les mêmes qui ont refusé d'entendre les soignants, et s'apprêteraient, au nom du «bon sens économique», à les sacrifier une bonne fois. Sous vos applaudissements.