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Libération
Reportage

Seine-Saint-Denis : «Jamais nous n’avions accueilli 34 malades identiques»

Le Centre cardiologique du Nord, à Saint-Denis, est depuis le 19 mars en configuration «Covid lourd». Plus d’une trentaine de lits accueillent des patients en soins intensifs. «Libération» a suivi pendant deux jours l’équipe soignante qui s’active en permanence dans l’espoir d’une guérison.
L’interne Julie Proukhnitzky analyse une radiographie des poumons d’un patient atteint du Covid-19, lundi. (Photo Cha Gonzalez pour «Libération»)
publié le 13 avril 2020 à 17h26

Jour 18. Le patient de la chambre 172 lutte contre le Covid-19 depuis dix-huit interminables jours. Intubé et ventilé, l'homme est âgé de 52 ans. Plusieurs sondes sont placées sur son corps nu. Ses joues sont blêmes, ses paupières baillent, ses mains gonflées sont immobiles. Tout paraît éteint en lui. Seule sa poitrine bouge, sous l'impulsion du respirateur artificiel. Au 15e jour, les réanimateurs ont tenté de le libérer de la machine. Les dernières analyses indiquaient que le patient avait repris assez de force pour s'oxygéner par lui-même. La famille avait été avertie. Mais au moment de l'extuber, le malade a sifflé, incapable de respirer : un œdème s'était formé au niveau de sa trachée. On l'a rendormi et on a remis le tuyau. «Face à cette maladie, le combat pour la guérison n'est pas une affaire de sprint. C'est un marathon», rappelle Jérôme Fichet, médecin réanimateur du Centre cardiologique du Nord de Saint-Denis.

Trente-trois autres malades s'accrochent à la vie dans le service de réanimation de cette clinique privée de Seine-Saint-Denis,. La course contre la mort s'est enclenchée le 19 mars, lorsque cet établissement a mué en «hôpital Covid lourd» et triplé son nombre initial de douze lits avec respirateurs. Les urgences hospitalières voisines étaient dépassées, il fallait les soulager. «Nos collègues appelaient pour nous dire que c'était un cataclysme, mais on avait du mal à bien saisir, c'était un peu l'Arlésienne, se rappelle Laurent Benacerraf, kinésithérapeute. J'ai pris une énorme claque dès que nous avons ouvert les lits. Nos soignants ont l'habitude de travailler sur des opérations cardiaques programmées à l'avance. Là, c'était de l'urgence et de l'imprévu à chaque instant, sans compter le ballet continu du Samu…» Delafontaine, Avicenne, Louis-Mourier, Lariboisière, Gonesse : des hôpitaux publics plus ou moins éloignés multiplient les appels. En l'espace de trois jours, tous les lits sont pris. «Le premier week-end, on refusait un malade par heure», précise le médecin réanimateur Tristan Morichau-Beauchant. «Le rush s'est arrêté quand tout le monde a compris que nous étions pleins. Nous avons basculé sur notre vitesse de croisière.»

La réanimation Covid s’étend sur tout le premier étage de la clinique. Trois unités de cardiologie se sont fondues en un seul service. Les chambres médicalisées varient en taille et luminosité. Certains couloirs approchent de la vétusté, d’autres sont d’un bleu clinquant de modernité. Mais une seule et même gravité pèse sur l’ensemble du plateau : le téléphone ne sonne plus, le bouillonnement a disparu au profit de l’accalmie. Seul le bruit des moniteurs de surveillance, discontinu, rappelle que les efforts ne font que commencer.

«La trouille de faire du surplace»

Carine Guillou le sait. Hygiéniste en chef, elle coordonne les stocks de médicaments et de matériel de tout l'établissement. L'épidémie a amené la pénurie. Elle n'en dort plus la nuit. «Je cogite, cogite, cogite dans mon lit en me répétant "trouve une solution, dans deux jours, tu n'as plus rien".» Son équipe se démène pour démarcher des fournisseurs dans toute l'Europe. Depuis le début de la crise, les surblouses ont au moins changé quatre fois de couleur, les masques FFP2 ne sont pas tous signés de la même marque et les ampoules de curare sont rarement présentées dans un packaging identique. «Nous ne bouclons que notre troisième semaine au rythme du coronavirus, précise-t-elle. Pour le monde hospitalier, la vraie difficulté va être de tenir sur la longueur.»

Posée dans une salle de repos du personnel, lunettes sur le nez et café dans les mains, Sarah Chutin, infirmière de 27 ans, se veut lucide. «Ça va être long et dur. D'habitude, ici en réanimation cardiologique, nos patients vont toujours vers le mieux. Aujourd'hui, on fait face à des malades qui connaissent des mutations très lentes et pas forcément positives, développe-t-elle. Il y a des jours où j'angoisse à l'idée de m'occuper du patient pour rien. C'est terrible à dire, c'est plombant, mais c'est la vérité. Cette trouille de faire du surplace est inédite pour moi.»

Comme la majorité de ses collègues, Sarah Chutin s'est portée volontaire pour rogner ses jours de repos. Dans cette crise de longue haleine, les paramédicaux sont en première ligne. Ce sont eux qui examinent les paramètres vitaux de chaque malade toutes les deux heures, lavent leur corps quatre fois par jour, changent leurs draps, replacent délicatement leur tête, prennent le temps de soigner leur bouche, de masser leurs talons et leurs coudes. Ils veillent. Aides-soignants et infirmiers travaillent en binôme. Avant chaque nouveau passage en chambre, ils changent de gants, de charlotte, de surblouse. Les gestes sont répétitifs et chronophages. De son rôle indispensable, Adesanya Adebowale, 33 ans, dit : «Quand on sort de la chambre d'un patient, on en oublie presque la fatigue.»

Chouchouter, surveiller, patienter. Que faire d'autre ? Dans le bureau des médecins, la question est comme en suspens. «On connaît très mal les particularités du syndrome de détresse respiratoire aiguë lié au Covid-19, indique Tristan Morichau-Beauchant. On n'a aucun recul, on apprend en même temps que les jours passent. C'est assez déroutant de devoir faire des choix alors que l'évolution de la maladie nous échappe encore.» Tous les matins, le corps médical tente de reprendre l'historique de chaque patient dans le moindre détail pour interroger les impasses et les alternatives d'amélioration. L'enjeu est de taille : plus le séjour en réanimation se prolonge, plus le malade risque de contracter, de surcroît, des infections nosocomiales.

Visites limitées mais autorisées

Depuis quelques jours, la fin de sédation est au cœur des débats. Monsieur L., 64 ans, jour 12. Madame D., 73 ans, jour 15. Monsieur B., 70 ans, jour 16. Monsieur M., 56 ans, jour 13… Sont-ils prêts à sortir du coma et à supporter l'intubation éveillés ? «On est en train de se rendre compte que les malades du Covid-19 sont très agités et désorientés lorsqu'ils se réveillent. En réanimation habituelle, il arrive que des patients soient confus. Mais là, ça semble quasi systématique, pointe Jérôme Fichet. Le danger, si on n'arrive pas à les raisonner rapidement, c'est qu'ils ne supportent plus le tuyau dans leur gorge, qu'ils s'extubent par eux-mêmes et finissent asphyxiés.» Pour leur sécurité, certains malades en voie de réveil sont attachés au niveau des poignets. Un calvaire prolongé qui fait grimacer leur visage et frissonner leur corps.

Pour soulager la douleur, les kinés leur rendent quotidiennement visite. Laurent Benacerraf s'est mis à bosser tous les jours de 7 h 30 à 20 heures. Il vient entretenir les articulations et la circulation sanguine pour prévenir les escarres. Remobiliser les muscles qui ont fondu, solliciter de nouveau la respiration. «Sortir de réanimation est une épreuve colossale, explique-t-il. Ces femmes et ces hommes sont un peu comme des rivières sans courant. Tout existe encore, mais tout est endormi.» Les médecins estiment qu'une récupération complète de l'autonomie peut s'étaler sur une dizaine de mois. Laurent Benacerraf est prêt à «tenir les malades à bout de bras» le temps qu'il faudra.

Chambre 140, la patiente est somnolente. Intubée mais consciente et l'air apaisé : le temps d'un après-midi, elle retrouve la douceur d'une voix familière. Son mari est là. Il lui parle tout bas, la main nouée dans la sienne. «Ma présence l'apaise, dit pudiquement l'homme de 68 ans. Lorsque ma femme était dans le coma, nos filles sont également venues pour lui donner la force de tenir le coup.» Le couple semble avoir été contaminé par le Covid-19 fin février. Il a bien récupéré. Elle a été intubée le 22 mars. «Les choses se sont améliorées, mais le réveil est un combat douloureux. Elle souffre. Si vous saviez comme je suis soulagé de pouvoir être à son côté dans ce moment-là…» Dans l'établissement, les visites des proches sont limitées mais autorisées. Une permission qui déroge aux pratiques instituées mais totalement assumée par l'équipe.

«La réanimation est technique, donc obscure et trop difficile à appréhender pour les non-initiés, assure le médecin réanimateur Stéphane Thierry. Pour une mère, un frère, un époux, une cousine, entendre parler à l'autre bout du fil de "taux de saturation" ou d'"oxygénation par membrane extracorporelle" n'a juste aucun sens. Humainement, la situation n'était pas tenable.» Au téléphone, certaines familles désemparées cherchaient dans les inflexions des voix médicales le moindre signe positif, le début d'un sens, souvent à l'inverse de ce qui leur était annoncé. Jérôme Fichet : «D'autant que le Covid a tout dépersonnalisé. Jamais dans notre service de réanimation nous n'avions accueilli 34 malades identiques, avec les mêmes symptômes et les mêmes complications. Voir la famille nous permet de nouer des liens personnels avec nos patients.»

«Un cosmonaute qui revenait enfin sur Terre»

Depuis l'accueil des premiers malades Covid, la clinique compte quatre décès. Plusieurs autres sont mourants. Julie Proukhnitzky, cardiologue fraîchement diplômée, s'inquiète particulièrement pour sa patiente de 57 ans, mère de trois enfants. Ses poumons ne cicatrisent pas. La technique du décubitus ventral n'y change rien. Elle est arrivée le 26 mars, escortée par sa fille aînée. «On l'a tout de suite emmenée dans le service de réanimation. Les adieux avec son enfant étaient déchirants. Elle n'arrêtait pas de lui dire "n'oublie pas ce que je t'ai dit, prie dans la vie". Sa fille pleurait à l'autre bout du couloir. C'était les premiers jours de notre réorganisation, on respectait à la lettre les distanciations sociales, relate la médecin. A posteriori, je me dis qu'on aurait pu l'autoriser à la prendre une dernière fois dans ses bras.» Heureusement, avec le temps, les bonnes nouvelles aussi prolifèrent. Monsieur Klein, 67 ans, vient de prendre sa première douche seul ce matin. Intubé durant sept jours, le petit homme au regard tendre devrait sortir de la clinique dans les prochains jours. Ses bras tremblent toujours dès qu'il les sollicite, ses mots sont apathiques, sa démarche hésitante, mais il est prêt. «Il semblerait que les premiers jours de mon réveil étaient quelque peu troublés. Paraît-il que je ressemblais à un cosmonaute qui revenait enfin sur Terre.» Assis sur le fauteuil médicalisé, il raconte n'avoir que de vagues souvenirs de cette traversée. «Je me rappelle que je me sentais essoufflé. Je me rappelle aussi m'être dit que de toutes les manières, c'est Dieu qui choisirait.» Dehors, tout son clan l'attend. Sa femme, ses quatre enfants et ses huit petits-enfants.

Monsieur Houessinon est aussi sur le chemin de la sortie. Une question d'heures avant qu'il ne rejoigne sa compagne et leur appartement de Nanterre. A la clinique, les soignants l'ont rebaptisé «le miraculé» : 81 ans, dix jours de réanimation. Il a été hospitalisé le jour de l'annonce du confinement. «On me dit que le monde a changé. Que les voitures ne peuvent plus circuler, que les boutiques sont toutes fermées», énumère-t-il, perplexe. Mi-mars, l'Ile-de-France n'était pas saturée. L'infection pulmonaire de M. Houessinon prenait une tournure tragique. Il y avait encore des lits, ça valait le coup de tout tenter. Une chance que d'autres octogénaires, autonomes et en bonne santé, coincés dans les Ehpad ou refoulés aux urgences, n'ont certainement pas eue. Mais aussi un exploit au vu de son âge. «On m'a offert l'opportunité de montrer mon tempérament de battant, témoigne-t-il. Aujourd'hui, je suis fatigué mais serein.»