Sarah Zins croise les doigts. Pour l'instant, la propriétaire du Blue Flamingo, un restaurant flottant ouvert en décembre à Strasbourg et fermé depuis le 15 mars, peut encore assurer ses traites : «On a eu la chance de faire un très bon démarrage, donc on avait de la trésorerie de côté. Avec le chômage partiel, le report des charges Urssaf et la banque qui a accepté le report du prêt, notre situation n'est pas aussi catastrophique que pour d'autres, comme le restaurant où travaille une amie, qui était déjà sur le fil [avant le confinement] et qui sait qu'il va probablement fermer».
Même si l'établissement est fermé, sa cuisine ne se prêtant pas facilement à la livraison, la restauratrice doit régler sept des 42 heures hebdomadaires habituellement travaillées par quatre de ses six employés, le chômage partiel ne couvrant que 35 heures. «Il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps, prévient-elle. Au-delà de trois mois, ça va être très compliqué.» L'inquiétude est d'autant plus grande qu'il est désormais admis que les cafés et restaurants ne rouvriront pas le 11 mai.
Appel à un état de catastrophe naturelle sanitaire
Aujourd'hui, seuls 5% des cafés et restaurants sont ouverts (pour de la livraison ou de la vente à emporter), réalisant 10% du chiffre d'affaires de 2019, selon le président de l'Union des métiers de l'industrie hôtelière, Roland Héguy, cité vendredi dans le Parisien. Outre les restaurateurs, hôteliers et cafetiers, l'impact du confinement se ressent plus largement sur le marché des boissons. La consommation à domicile de bière, par exemple, a augmenté mais pas suffisamment pour compenser la fermeture des débits de boissons et l'annulation des festivals d'été, relevait mercredi latribune.fr.
Plusieurs acteurs du secteur de la restauration se sont tournés vers le gouvernement, comme le restaurateur Stéphane Jégo (l'Ami Jean, à Paris), qui a lancé une pétition pour que les assurances indemnisent les bistrotiers. «La seule issue à cette crise économique, qui s'annonce fatale pour nombre d'entre nous : pousser le gouvernement à décréter l'état de catastrophe naturelle sanitaire afin que les assurances nous indemnisent», écrit-il dans le texte qui a recueilli plus de 130 500 signatures. «Je ne connais aucun restaurateur qui a réussi à faire quoi que ce soit avec son assurance, confirme Sarah Zins. Les contrats ne couvrent pas les cas de force majeure comme les guerres et les pandémies. Si l'Etat ne leur impose rien, ça ne bougera pas.»
Dans cette période d'incertitude, plusieurs initiatives ont été lancées pour soutenir les bistrotiers, comme J'aime mon bistrot et Bar solidaire. Sur ces plateformes, les consommateurs sont invités à soutenir leurs établissements préférés en achetant un avoir à utiliser à leur réouverture, dont le montant est d'ores et déjà versé au patron afin de l'aider à assurer ses traites. «On s'est dit qu'il fallait accompagner nos clients et soutenir la filière, explique Thibaut Boidin, directeur général adjoint de France Boissons, qui fournit un quart des cafés-restaurants du territoire et a participé au montage de J'aime mon bistrot. La philosophie c'est de trouver une solution immédiatement utile et aussi utile dans la durée. On a mis en ligne du contenu à disposition des établissements pour les aider dans leurs questions de RH ou de gestion financière, et le deuxième pilier de l'action, c'est ce fonds solidaire.»
«Pour le client c’est hyperintéressant»
Les deux opérations ont été lancées par des brasseurs, limonadiers et distributeurs : la première est notamment soutenue par Heineken, Lavazza, Coca Cola, Kronenbourg, Granini, ou Segafredo, tandis que la seconde émane de la filiale française d'Ab Inbev, un groupe brassicole belgo-brésilien, qui possède notamment Leffe, Stella Artois, Jupiler, Budweiser, Corona ou encore Quilmes. «Les brasseurs sont extrêmement impliqués dans les bars et restaurants, qui représentent un tiers de nos ventes, explique le directeur général d'Ab Inbev France, Jacques Lebel. On a eu des remontées sur les problèmes de trésorerie. On veut aider et lisser l'impact [de la fermeture] pour les établissements, qui sont beaucoup des petites entreprises. A long terme, s'ils ne retrouvent de stabilité financière, le risque c'est d'avoir un gros taux de faillite, qu'on estime à 30%.»
Leur fonctionnement est grosso modo similaire : n'importe quel établissement peut s'inscrire sur le site (personnalisable sur J'aime mon bistrot, qui propose aussi une fonction livraison optionnelle) et les contributions des consommateurs lui sont directement versées, sans retenue chez Bar Solidaire et avec des frais de transaction (1,4% et 25 cents par opération) chez J'aime mon bistrot. Les consommateurs auront quelques mois pour dépenser leur bon, après la réouverture, et ne seront pas remboursés si leur bistrot favori venait à baisser définitivement le rideau.
En outre, le montant des 20 000 premières commandes (1), sera majoré de 50% par les partenaires de J'aime mon bistrot, lors de la réouverture des établissements. «Pour le client c'est hyperintéressant, estime Sarah Zins, inscrite sur la plateforme et à qui 70 personnes ont déjà réglé un bon d'achat. Comme on a un ticket moyen au restaurant de 40 euros, pas mal de gens ont pris des bons à 50 euros. Ils pourront venir en dépenser 75. Ça permet de faire un beau repas».
600 000 euros de précommandes
Sur Bar solidaire, où 250 bistrots sont inscrits et 500 commandes ont déjà été passées, c'est Ab Inbev qui les abondera, à la réouverture, en offrant le même montant que le bon d'achat en équivalent bière (dans la limite de 3 millions d'euros en valeur totale) : «On aide tout de suite avec l'argent des consommateurs, et dès la reprise ils recevront de la bière gratuite. Au moment où ils devront reconstituer leur stock, c'est utile de ne pas avoir à sortir du cash», explique Jacques Lebel.
Pour l'heure, 5 500 établissements ont créé leur page J'aime mon bistrot, qui totalise 600 000 euros de précommandes : «Ce qui est très chouette c'est que ce n'est pas seulement des établissements de grandes villes, il y en a partout en France. L'objectif final c'est que ce soit relayé le plus possible et que chaque Français puisse trouver [sur la plateforme] son bistrot de village», explique Thibaut Boidin. «On sait que certains ne rouvriront pas mais on ne sait pas quelle proportion, ça dépend de trop de [variables]. Il y a en tout cas une très grosse envie de reprendre, de retrouver ces lieux de vie et de partage», ajoute-t-il.
A Strasbourg, Sarah Zins attend elle aussi, soutenue par «les petits mots des personnes qui ont commandé des bons d'achat, que ce soit des clients qu'on connaît déjà ou des nouveaux. Ils ont laissé des messages de soutien vraiment gentils.» «Ça nous rappelle comme ça sera cool de redémarrer, même si on devra tout recommencer de zéro, ajoute-t-elle. Tout ce qu'on avait mis de côté aura été dépensé.»
(1) Ajout le 20 avril à 18h30 : dans un premier temps, l'abondement devait porter sur les 10 000 premières commandes. Ce plafond ayant été atteint après quelques semaines, il a été relevé à 20 000.