Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.
Parfois, au sein de ces longues journées passées, en dehors des soins, à lire tout ce qui me tombe sous la main sur le Covid, des articles, des mails, des abstracts entrent en collision. Cela a été le cas aujourd’hui avec deux documents très différents. D’abord ce témoignage d’une de ses consoeurs que m’a confié un ami. Lucile a 33 ans, elle est pneumologue et étudie l’épidémiologie des maladies respiratoires. Elle s’intéresse à la précarité comme facteur de risque de forme sévère de Covid:
«Les habitants de Seine-Saint-Denis meurent plus du Covid-19 que partout ailleurs en France. Dans ce département le plus jeune mais aussi l’un des plus pauvres de France métropolitaine, la population ne semble pas "protégée" par son âge. Pour la tranche de 0 à 64 ans, l’Insee y a observé la plus forte augmentation nationale du nombre de décès cumulés : +55,5 % pour mars 2020 par rapport à mars 2019. Concernant la mortalité globale, l’augmentation était de + 61,6 % dans le département contre + 35,8 % dans Paris intra-muros. Ces chiffres de surmortalité, largement relayés par les médias, m’inquiètent et m’interrogent. Je mène actuellement une étude pour identifier précisément les facteurs ayant contribué à cette surmortalité. Une des particularités du "93", c’est la grande précarité de sa population, et il est probable que cette précarité est un facteur de risque de formes graves du Covid-19. Les personnes les plus précaires présentent plus de maladies associées, notamment celles qui exposent au virus (surpoids, diabète…). L’efficacité du confinement affiche par ailleurs des limites dans le département. Pas nécessairement parce que les banlieusards seraient particulièrement indisciplinés (regardez donc les images des rues parisiennes), mais parce que les caissiers et caissières, les hommes et femmes de ménage, les agents de sécurité, les ouvriers et ouvrières… ont dû continuer à travailler pour garder un revenu, sans accès au télétravail. Enfin, les conditions de promiscuité dans lesquelles vivent nombre de nos patients à leur domicile favorisent la transmission de l’infection, peut-être avec des charges virales plus importantes. Et face à cette population particulièrement fragile, nous sommes les parents pauvres de l’AP-HP, disposant de moins de soignants et de moins de lits d’hospitalisation qu’à Paris ou dans la petite couronne. Pour preuve, la rapide saturation de l’ensemble des hôpitaux de la Seine-Saint-Denis depuis le tout début de la crise, et jusqu’à il y a quelques jours encore. Dans ce département où la vague francilienne est arrivée en premier et a reflué en dernier, les soignants ont fait preuve de solidarité, d’adaptabilité, de résilience. Avec la coopération de la direction et des services techniques, nous avons poussé les murs de tous les services. Mais notre pouvoir est limité à nos effectifs et aux moyens qui nous sont alloués, insuffisants depuis de nombreuses années et chroniquement inadaptés aux besoins, ce qui nous a conduit à transférer de nombreux patients à nos collègues franciliens, et même au-delà. Mes collègues pneumologues et moi sommes fiers de travailler dans le seul groupement hospitalo-universitaire de la Seine-Saint-Denis. C’est par choix que nous nous y sommes engagés. Pour les qualités scientifiques et humaines des soignants, des chercheurs et des enseignants, qui travaillent au sein de services hospitaliers et d’unités de recherche de pointe. Notre hôpital, Avicenne, porte le nom d’un médecin et philosophe dont l’œuvre était au carrefour des pensées orientales et occidentales. Un métissage culturel que l’on retrouve aujourd’hui du côté des patients et des soignants qui, pour beaucoup, sont polyglottes et enfants d’immigrés. Le Covid-19 met en lumière la situation sanitaire de la Seine-Saint-Denis et les inégalités criantes dont elle est victime. Combien de morts auraient pu être évitées si l’offre de soins était à la hauteur de la démographie du département ? Je veux espérer que des leçons seront tirées de cette crise, avec des moyens accrus et une redistribution plus équitable entre les territoires. Car cette injustice territoriale frappe également, hors période de crise, notre population, et notamment les patients souffrant d’autres maladies respiratoires.»
J'avais reposé le texte de Lucile quand un mail d'une des innombrables listes médicales auxquelles je me suis abonné ces dernières années a arrêté mon regard:«Je travaille toujours à 70 ans. Toutefois je voulais profiter de ma première année de retraite ce que je ne peux pas faire compte tenu du confinement et je l'ai très mauvaise! Quand se décideront-ils à fixer une date car j'avais prévu une croisière en voilier la dernière semaine de mai!»
OK Boomer. J’ai relu le mail plusieurs fois, et j’ai décidé de publier le texte de Lucie.