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Libération
Chronique «extra-muros»

Jusqu'à la faim de la nuit

Chronique Extra-Murosdossier
Pendant cinq jours, la chronique extra-muros raconte la nuit en période de confinement, dans plusieurs territoires.
(Photo Iorgis Matyassy pour Libération)
publié le 21 avril 2020 à 19h11

Daoud boit son thé (Lipton) assis sur un muret, dans un quartier résidentiel à l'ouest de Paris. Il tient le gobelet de carton comme un verre d'alcool de luxe. Le dépose sous ses pieds pour parler – il cause en gestes – comme s'il pesait cent kilos. La nuit, il descend quand son épouse téléphone à ses parents. Et voilà ce qu'il dit, bouche tordue, à l'évocation du monde d'après : «Le monde de quoi ?» L'homme à la bedaine ovale travaille dans la restauration qui livre. Il questionne : «Tu penses que les gens seraient meilleurs à cause de la peur de mourir ? Tu rigoles, mon frère ?» Des clients gueulent. Se plaignent. Râlent. «Ils veulent que ça aille plus vite, comme si de rien n'était. Comme d'habitude en fait. Ça dit tout de la mentalité. Le monde d'après, ça n'existe pas.»

Nuits, bouffe et Covid ? Une belle trinité pour raconter le temps et les privilèges. La nuit n’est pas envisagée – ni consommée – de la même manière lorsqu’on peut boire et manger jusqu’à pas d’heure en bas de chez soi. Les lumières s’éteignent plus tard et le boucan aussi, prolongeant artificiellement le jour et brouillant les couleurs. On l’a entendu moult fois, sous différentes formes, dans ces coins où les enseignes veillent et où l’insomniaque peut tabasser une crêpe coco-nutella-banane à 2h30 du matin si ça lui chante : l’impression que désormais, la nuit commence plus tôt. Et qu’elle s’étale. Et qu’elle inquiète. Ou bien, peut-être touche-t-on à quelque chose de plus noble : l’égalité. La nuit débute peu ou prou au même moment, quel que soit l’endroit de France où l’on se retrouve terré ou perché – mettons que les décalages se sont rétrécis entre les territoires.

Bon gré, mal gré, des fast-foods ici et là continuent le boulot, laissant échapper huile, friture et néons dans l’obscurité. Rideaux à moitié baissés, on ne distingue pas toujours les visages de ceux qui turbinent. Des jambes et des torses s’agitent, c’est tout. Il y a cette enseigne de poulet frit et autres victuailles grasses, au nord de Paris, qui a recalé un quidam aux alentours de 2 heures du matin. Protocole oblige : il faut passer par l’application et commander sa bectance en ligne. Tu parles d’une scène ! Le type s’est exécuté. Dix minutes d’attente. Et puis ce foutu protocole n’a pas tenu. Le livreur était devant et son client aussi. Le sac marron n’a même pas voyagé.