En publiant ces témoignages, Libération poursuit son aventure éditoriale avec la Zone d'expression prioritaire, média participatif qui donne à entendre la parole des jeunes dans toute leur diversité et sur tous les sujets qui les concernent. Ces récits, à découvrir aussi sur La-zep.fr, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France. Retrouvez nos précédentes publications sur Libération.fr.
Clara, 28 ans, salariée à Bagnolet «Ma mère a l’impression d’avoir été confinée toute sa vie»
«Je n'habite plus chez mes parents mais j'ai été témoin jusqu'à mes 20 ans des histoires entre eux à la maison. On s'est parlé la première semaine avec ma mère, elle appréhendait : elle ne s'était jamais retrouvée aussi longtemps avec mon père. Il a toujours beaucoup travaillé, de jour comme de nuit, parfois à l'étranger. C'était des moments de respiration pour elle. Le problème c'est que même retraité, il ne tient pas en place et cherche à tout diriger. Il empiète sur l'espace de ma mère et sa manière de gérer la maison. Elle appréhendait beaucoup ça, et au téléphone ça s'est traduit par : «Ça se passera bien, si je n'ai pas de cerveau.»
«Elle a l’impression d’avoir été confinée toute sa vie : elle travaillait à mi-temps, donc passait beaucoup plus de temps à la maison que mon père. Pendant des années, elle s’est battue pour qu’il investisse plus le foyer, qu’il se sente concerné pour faire à manger, le ménage, gérer le foyer. Ce qu’il n’a jamais fait. Je me suis dit que le confinement allait amplifier une situation qui existe déjà : ma mère a l’habitude et mon père ne supporte pas l’enfermement. Au début, c’était un peu l’explosion : des engueulades, chacun dans son coin. Il a même boudé pendant vingt-quatre heures ! Une manière de lui dire : «Regarde, je n’ai pas besoin de toi.»
«Mais maintenant, ça se passe bien. Déjà parce que mon père accepte de ne pas sortir. Il se laisse absorber par des articles… Il ne se sent pas plus concerné par les tâches quotidiennes mais ça convient à ma mère. Elle a la paix. Elle ne revendique plus du tout un partage de la charge mentale. Ce qu’elle souhaite, c’est qu’il n’y ait pas de conflits.
«J’ai l’impression que mon père est un homme d’une génération passée que j’ai essayé de sensibiliser sans grand succès, du moins quand ça le concerne personnellement. Et je comprends que ma mère n’ait plus les mêmes priorités que moi. C’est un truc très générationnel finalement. Après, ce confinement a quand même un effet positif sur leur relation. Ils ont trouvé un fonctionnement à deux, alors que ma mère avait toujours cru que ce qui les faisait tenir, c’était l’absence intermittente de mon père. Alors que ce sont les concessions.»
Rath Vireah, 22 ans, étudiant à Rennes «Comment supporter ce rapprochement forcé avec ces personnes que j’ai cherché à fuir ces trois dernières années ?»
«Après l'annonce du confinement, la première semaine en famille fut compliquée. Entouré de personnes qui pouvaient à tout moment tenir des propos racistes, homophobes. Il n'aura fallu que trois jours pour que la première sortie ait lieu. Nous étions à table lorsqu'une des personnes présentes a dit le mot «Chintok» pour parler des Chinois ayant envoyé des masques en France. J'ai fait la réflexion mais aucune excuse ne m'a été présentée, seulement un : «Tu sais que je ne le dis pas dans le sens raciste.» Ce soir-là, j'ai fait une crise de panique. Comment pourrais-je supporter ce rapprochement forcé avec ces personnes que j'ai cherché à fuir ces trois dernières années ?
«Ma relation avec ma famille s'est détériorée au fil des années, alors que je prenais conscience de qui j'étais et me revendiquais en tant que personne sud-est asiatique, queer et adoptée. Mes parents ont déjà tenu des propos blessants à mon encontre. Par exemple sur mon entourage composé de personnes non blanches : «Je ne pense pas que ça soit bien que tu restes uniquement avec des personnes de ta communauté. Ça vous empêche de vous ouvrir aux autres.» Ce qui, venant d'une personne entourée que de Blancs, n'a aucun sens… Cela pose tout de même problème d'adopter une personne racisée au sein d'un foyer blanc sans être informé sur les différentes oppressions qu'elle pourra subir et sans questionner ses propres biais racistes. J'ai essayé de les informer à travers des articles, podcasts et vidéos, sans que cela ne change quelque chose.
«Alors, pour mieux vivre ce confinement, je bâtis autour de moi un cocon. Mes journées sont rythmées par des musiques que j’écoute, des séries, des films, des amis que j’appelle et des sorties courses. Nous ne partageons que les repas. Cela écourte la parenthèse dans laquelle des propos oppressifs pourraient sortir. Mais c’était déjà une habitude que je reste de mon côté… Même s’il arrive que mes parents essaient d’établir un échange ; ce qui n’est jamais un franc succès sachant que je reste silencieux. Mes parents pensent à une crise d’adolescence. Mais cet état de notre relation est dû à tous ces propos tenus par le passé et cette absence de remise en question. Tant qu’ils n’auront pas passé ce raisonnement, je préfère privilégier mon bien-être.»
Mai, Analicia, Océane, Sofiane, Yasmine et Hanane, 20-23 ans, d’Île-de-France «Pourquoi certains ne croient pas au coronavirus ? Parce que ce qui passe à la télé ne nous concerne jamais»
«Sur Instagram et Twitter, on a l'habitude de se moquer de la facilité qu'ont nos parents à croire aux fake news, surtout sur WhatsApp et Messenger : des serpents géants au bord de la mer, des fins du monde annoncées tous les trois mois… Depuis le début de la crise sanitaire, ça s'est intensifié. Nos parents ont la soixantaine, c'est la communauté la plus visée par le coronavirus. Mais aussi la plus encline à croire toutes ces fake news.
«Pour nous, les réseaux, c'est notre génération, on a grandi avec. On apprend plus vite à faire attention à ce qui est vrai et faux. Nos mères reçoivent sans cesse des messages disant que boire de l'eau chaude, manger du gingembre, de l'ail et du poivre ça empêcherait d'avoir le coronavirus : LOL. C'est chaud que nos parents y croient ! On leur fait la morale en disant que Facebook est bourré de fake news, que tant que c'est pas officiel, il ne faut pas y croire dur comme fer. Et surtout, on leur dit de ne pas partager à tout va car ça peut devenir viral.
«En banlieue, on se sent souvent pas inclus dans les discours politiques et médiatiques. Pourquoi certains ne croient pas au coronavirus ? Parce que ce qui passe à la télé ne nous concerne jamais. Nos parents nous ont demandé plusieurs fois de leur rappeler les gestes barrières et les symptômes. La communication mise en place par le gouvernement et les médias ne les ont pas atteints. En plus, très souvent, ces intox sont transférées de la part du «cousin de telle personne qui travaille à tel endroit» dans des groupes de famille. Ce rapport de proximité installe une confiance qui a vraisemblablement été perdue avec les médias traditionnels.
«Ce sont souvent nos parents racisés qui se partagent ces fake news. Des personnes qui viennent de milieux défavorisés et de banlieues. Imaginez une personne dont la langue maternelle n'est pas celle du pays dans lequel elle vit. Qu'on la ghettoïse dans un endroit où peu de moyens sont accordés. Vous voulez qu'elle s'en sorte comment avec toutes ces infos venues du Net ?»
Judith, 27 ans, salariée à Nantes «Chaque discussion avec mon père me donne envie d’y mettre fin par «OK boomer»»
«Je passe mon confinement avec mes parents. Mais chaque discussion avec mon père me donne envie de mettre fin au dialogue par un «OK boomer» qu'il ne comprendrait même pas. Mon père, c'est un «boomer», de ceux de la génération du baby-boom d'après-guerre. Entre nous, il y a un fossé générationnel. J'habite à plus de quatre heures de train de mes parents, donc en temps normal, la cohabitation, c'est un week-end par mois, ça passe vite. Mais en quarantaine, ça n'est pas facile tous les jours. Heureusement, je passe ma journée en télétravail. On ne partage que les repas. Je ne pourrais pas supporter plus.
«On a beaucoup de sujets de désaccord. Mes préférés : le féminisme et les LGBTphobies. Il y a quelques jours, je lui parlais d'une de mes amies trans rejetée par sa famille. Pour lui, transidentité et homosexualité, c'est à peu près la même chose. Il a ramené ça à un film : il y avait «un personnage homosexuel, c'était la folle, hyper efféminé !» Si on pouvait dire «maniéré» au lieu d'«efféminé»… Et entendre «folle», ça m'a fait chier. On n'est plus dans les années où la Cage aux folles était permis !
Une autre problématique : les modes de consommation. Mon père avait un bon d’achat à dépenser chez Carrefour. Même s’il n’avait pas besoin de faire les courses, il y est allé. Chaque sortie, c’est prendre des risques pour lui, ma mère et moi… qui sommes des personnes à risque. Je suis plus attachée à la qualité de ce que je consomme. Je ne cours pas après les promotions des catalogues des grandes surfaces.
«Mon but n’est pas de faire un procès aux boomers. Je comprends que sa génération ait vécu dans une société de consommation et que, pour eux, l’opulence dans les supermarchés a été vécue comme une aubaine. Mais aujourd’hui, on est au courant que ça nous mène droit dans le mur, et qu’être homophobe, transphobe, n’est pas acceptable. Ça témoigne de l’incapacité de changer ses habitudes. Ce n’est pas en quelques semaines de confinement que nous allons changer, lui comme moi. J’évite les sujets qui peuvent mener à des propos de sa part que je n’accepte pas. Si je me sens agacée, j’écourte le repas. C’est la gestion de conflit qui m’a semblé la mieux adaptée. Ma stratégie d’adaptation est une stratégie d’évitement.»
Flora, 27 ans, salariée à Luxembourg «L’image d’une machine respirant à la place de mon père me coupait le souffle»
«J'ai quitté Paris il y a quelques années pour le Luxembourg et j'ai l'impression de vivre doublement cette crise car ma famille est restée, elle. Mon beau-père a été à l'hôpital en réanimation, contaminé par le coronavirus. Les médecins qui nous ont expliqué la situation semblaient dépassés, ce qui rendait les choses difficiles. Chaque jour, un médecin nous contactait pour nous donner des nouvelles : «Sa santé est instable, il peut être stable un jour et un autre proche d'être mis sous assistance respiratoire.» J'ai essayé d'expliquer la situation à ma mère, sans lui faire peur, mais surtout sans lui montrer que je ne la gérais pas mieux qu'elle. Elle m'a demandé ce que signifiait être sous assistance respiratoire. Comment répondre quand l'image d'une machine respirant à la place de mon père me coupait le souffle ? «Ça ira.» Dans ma tête, les questions s'accéléraient : est-ce qu'elle est contaminée aussi ? Comment aider à distance ? La seule solution que j'ai trouvée, c'est de lui donner tous les numéros d'urgence et de l'appeler trois fois par jour. Une semaine plus tard, mon père est sorti de réanimation. Mais ma mère a commencé à avoir des symptômes. L'histoire se répète… Elle n'a pas de problèmes respiratoires, alors le 15 a envoyé un médecin, qui lui a prescrit du Doliprane. Elle n'a pas été testée mais il a confirmé qu'elle avait bien le virus et semblait bien se défendre.
«Je n’ai aucun pouvoir sur cette situation et c’est frustrant. Autour de ce tourbillon de panique, j’essaie de voir le côté positif et d’aider ceux que je peux. Mes colocs et moi trouvons le moyen de nous entraider. L’une va faire des crêpes pour apporter un peu de douceur, et l’autre s’assure que tout le monde a bien dormi, que personne n’est malade. Mes voisins ont mis une affiche dans l’immeuble pour que les jeunes puissent aider les plus âgés à faire des courses. Cela apaise mon cœur et me donne le sourire, en attendant que mes proches aillent mieux.»