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Libération
CHRONIQUE «EXTRA-MUROS»

Le kawa de nuit manque à l'appel

Chronique Extra-Murosdossier
Pendant cinq jours, la chronique extra-muros raconte la nuit en période de confinement, dans plusieurs territoires.
(Photo Clodagh Kilcoyne. Reuters )
publié le 22 avril 2020 à 19h38

A cinq bornes de Paris, deux gars se sont fabriqué un comptoir de fortune dans la nuit semi-noire - les réverbères d’en face font le boulot avec zèle. Ça paraît si simple. Se rapprocher d’une poubelle dans la rue, déposer les deux verres de café sur son couvercle et se placer de part et d’autre du récipient gris en plastique. Puis parler, se regarder, parler. Il était minuit passé. Depuis la quarantaine, des listes de rituels, de manques et d’habitudes bouleversées ont été établies. Une tripotée élude ce plaisir-là : le kawa de nuit, dehors. Celui qui se boit dans une tasse bien comme il faut ou dans un verre de cantine mal essuyé. Celui qui s’enquille à des moments fortement déconseillés par les psys du sommeil, quand les pendules et le pieu comptent pour du beurre. Chaud, tiède et même froid : le café accompagne cette ambiance unique des conversations aux heures les plus avancées de la nuit. Quand les sentiments trichent moins et la température chute un peu ou beaucoup.

Lire aussi l'épisode précédentJusqu'à la faim de la nuit

Dans le passé, des poètes incompris et autres loups de la même espèce étaient prêts à tout lorsque tout était fermé dans leur terroir : ils démarraient la voiture pour aller en siffler un à la station-service. C’était la condition sine qua non pour commencer, continuer ou achever un récit profond, une confession étrange, une faiblesse inavouée. Pour prolonger ces instants loin de la maison. Nos deux gars du comptoir-poubelle ? Ils ont vu ce que l’on a vu. Une voiture qui passe de temps en temps, un livreur à vélo et un démuni pour qui le Covid-19 relève de l’existence parallèle. Lui inspecte les poubelles. Sans masque, sans gants et sans gel.

La faim ne respecte pas la distance de sécurité avec les plus pauvres. Au contraire, elle se colle à eux encore plus qu’à l’accoutumée. En partant du même postulat : il n’y a pas un, mais des confinements. Et plus on avance dans le temps, plus les nuances de quarantaine se multiplient. Peut-être ont-ils vu également ce que l’on a vu deux heures plus tôt, à dix mètres d’une station de métro. Sous un abribus, 17 personnes attendaient un car RATP en direction de Porte de la Chapelle à Paris. Sans masques, sans gants et sans le mètre réglementaire. Quinze sont montés quand celui-ci est arrivé. Deux n’ont pas grimpé, dont un bonhomme assis sur un banc. Café dans le sang ou pas, il s’était endormi.