On ne voit que deux yeux marron, un peu affolés. Le visage de monsieur S., 34 ans, est complètement englouti par le masque et sa silhouette, tellement frêle qu'on dirait celle d'un enfant, tangue un peu. Debout dans le box de la chambre de l'instruction, artisanalement entouré de cellophane comme rempart au virus, il serre quelques pages : son plaidoyer pour revoir le ciel. Monsieur S. est incarcéré depuis dix-neuf mois à Fleury-Mérogis pour des faits d'escroquerie et de viols. Une histoire aussi sordide que rocambolesque où, usant d'une fausse identité à particule, il est accusé d'avoir délesté une étudiante japonaise de quelques milliers d'euros puis d'avoir abusé d'elle. Son avocate plaide à toute allure l'état de santé précaire – «il fait 45 kilos au lieu de 70. Avec le Covid-19, il fait partie des personnes vulnérables, il n'y a pas que les obèses» – et détaille ses projets : «Il veut partir chez sa sœur à Toulouse, a un projet d'embauche et d'écriture d'un petit livre sur les bons plans.» C'est non, dira la justice.
Gare aux tirades
Ce mercredi, dans le silencieux palais de justice de l'île de la Cité à Paris – où l'on ne croise qu'une robe noire qui disparaît tel Belphégor, une dame qui fait son jogging en baskets dans les couloirs et l'agent de l'accueil, entre méditation et ennui : «c'est calme, très calme» – la chambre de l'instruction semble une exception. Une bulle de vie judiciaire, ambiance Covid-19, avec une ribambelle d'avocats masqués ou non, une petite fiole de gel hydroalcoolique sur le bureau de la greffière, des gants en plastique pour les gendarmes, un masque noir sur le visage d'un conseiller. Ici, se joue le destin des recalés de la liberté, ceux qui contestent le rejet d'une demande de mise en liberté ou se sont vus octroyer le sésame avant que le parquet ne fasse appel. Une vingtaine de dossiers sont examinés chaque jour, parfois jusque tard dans la nuit. L'activité ayant triplé, selon le porte-parole du parquet général, il a même fallu ouvrir des audiences supplémentaires pour absorber le flux.
La présidente, Pascale Belin, exhorte les uns et les autres à la synthèse. Sur la porte, il y a un petit écriteau spécial quarantaine : «Le rôle est chargé ! La cour est âgée… Ce qui se conçoit bien s'exprime clairement et les mots pour le dire arrivent synthétiquement.» Gare aux tirades… Les magistrats ont quelques minutes pour se faire une idée de la nature du dossier, de la personnalité du détenu, de la solidité de son projet de sortie en attendant d'être jugé. Ce mercredi, ils voyagent entre la Chine, le Portugal et le Maroc, passent de voleurs de téléphones en bande organisée à un père accusé d'avoir frappé son bébé de trois mois, d'un délit routier à une histoire de vol de diamants. Madame Z., 36 ans, apparaît sur l'écran de visioconférence, cheveux bruns et gilet blanc. Elle est en détention provisoire à la maison d'arrêt de Versailles depuis plus d'un an, soupçonnée de faire partie d'un réseau de prostitution de femmes chinoises. «Personne ne souhaite se prostituer, explique-t-elle d'une voix forte et déterminée. Je cherchais un travail mais je n'avais pas de titre de séjour. Moi je voudrais une vie normale, je suis prête à payer des impôts à l'Etat français.» Dans l'attente de son procès, elle aimerait vivre chez son cousin.
C'est niet, dit l'avocat général, mettant en garde : «Vous ne la reverrez jamais», suggérant la probabilité d'une fuite en Chine. De façon systématique, Luc Fons s'oppose à toutes les demandes de mise en liberté, avec les mêmes arguments, dégainés simultanément ou non : le risque de concertation frauduleuse, le risque de réitération, le risque de fuite. Si des mesures ont été prises pour désengorger les prisons – «véritable foyer infectieux», comme plaide un avocat – et éviter un désastre sanitaire derrière les barreaux (il y a aujourd'hui environ 10 000 détenus en moins), elles concernent essentiellement les fins de peine. A l'autre bout de la chaîne, ce n'est pas la même histoire : les prolongations de détention provisoire sont devenues automatiques – ce qui créé une vive polémique – et, pour les prévenus, les bons de sortie sont octroyés au compte-gouttes. «Le Covid-19 est partout, des gens l'attrapent tous les jours dans la rue. On a libéré tous ceux qu'on pouvait libérer. Maintenant reste le noyau dur. Si on commence à libérer les braqueurs…», insiste Luc Fons.
«J’ai pas la tchatche pour vous convaincre»
Derrière leur paroi de cellophane ou par visioconférence, les détenus évoquent l'extérieur avec des «si» plein d'espoir, ils plaident les projets professionnels, l'envie de revoir leurs familles, les regrets, la peur de la maladie… tandis que leurs conseils brandissent attestations d'hébergement et promesses d'embauche. Monsieur B., 46 ans, soupçonné d'achat et de détention d'une kalachnikov dans une affaire terroriste dont l'instruction est terminée, s'agite à l'écran depuis sa prison d'Orléans. Blouson noir et masque sur le menton, il conteste vigoureusement les faits. «Aujourd'hui, je voudrais sortir pour être utile aux personnes âgées ou bénévole dans une association», tente-t-il. Et d'exhorter : «Vous avez fait des études pour devenir juge, moi je suis pas philosophe, j'ai pas la tchatche pour vous convaincre, je suis un maçon carreleur.» La porte de la prison ne s'ouvrira ni pour lui, ni pour les autres. Mercredi, sur la douzaine de dossiers suivis par Libération, seul un homme de 52 ans, atteint de diabète et incarcéré à Nanterre pour des faux administratifs, a retrouvé la liberté.