Le scellé jaune cède vite. C’est à la pince-monseigneur que Jérôme Bénozillo ouvre le trésor qu’il réceptionne ce 21 avril dans la métropole de Lyon. Le container a un mois de retard, mais son précieux chargement est intact : 1,2 million de préservatifs répartis dans 400 cartons. Des «classic», des «renforcés», des «XL», des «multi-fruits», destinés aux travailleuses du sexe de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Jérôme Bénozillo, alias «le Capotier», les vend au cul des camionnettes stationnées sur les boulevards de la périphérie lyonnaise ou sur les chemins de la campagne environnante. Une partie de sa marchandise est également achetée et redistribuée par l’association Cabiria, qui mène des actions de santé communautaire auprès des prostituées rhodaniennes.
Usines malaisiennes à l'arrêt
La commande tout juste arrivée, d’une valeur de 50 000 euros, a été passée en septembre. Le Capotier fait affaire depuis 2008 avec Innolatex, une filiale du leader mondial Karex Berhad, pour fabriquer sa propre marque, dont il écoule 2 millions de pièces par an. Le site de production se trouve à Kuala Lumpur, en Malaisie. Or avec le confinement instauré dans ce pays le 18 mars pour lutter contre le Covid-19, les trois usines malaisiennes de Karex Berhad, d’où sort un préservatif sur cinq utilisé dans le monde, ont été mises à l’arrêt total durant une semaine.
Le container qu’attendait Jérôme Bénozillo était déjà en route, il a fini par arriver à bon port malgré le ralentissement des circuits de distribution. Le 8 avril, l’agence chargée de la santé sexuelle et reproductive du Fonds des Nations unies pour la population a annoncé redouter une pénurie planétaire de préservatifs, avertissant qu’elle ne pouvait à cette date obtenir que 50 à 60 % de ses livraisons habituelles. Karex Berhad a estimé la baisse de son offre, de mi-mars à mi-avril, à 200 millions d’unités.
Depuis une semaine, les coups de fil au Capotier se multiplient : «Un grossiste pharmaceutique et un revendeur, avec qui je n'ai jamais travaillé, m'ont appelé pour se renseigner au cas où, savoir s'ils pouvaient me racheter au moins 100 000 pièces, ils ont la trouille de la pénurie, constate-t-il. J'ai aussi eu plusieurs filles qui m'ont demandé de leur mettre de côté des coffrets.» Il propose aux prostituées une boîte d'un assortiment de 144 capotes à 20 euros, soit 13 centimes l'unité. Chaque mois, il fait une dizaine de tournées, son fourgon également chargé de centaines de paquets de lingettes, de tubes de lubrifiant et de gel hydroalcoolique, de rouleaux de drap jetable. «Elles n'ont plus besoin d'aller à la pharmacie ou au supermarché, avec la crainte de se faire repérer, et ce ne sont pas les mêmes prix», souligne Jérôme Bénozillo.
Quotidien cruel
Selon lui, on trouve dans la région environ 230 camionnettes garées en bordure de route. Les prostituées y travaillent souvent durant une semaine non-stop, avant d’aller se reposer dans des appartements où elles vivent en colocation en Auvergne-Rhône-Alpes, en Espagne et au Portugal, premiers points d’arrivée de ces femmes originaires de Colombie, de Saint-Domingue, de Guinée-Bissau ou du Nigeria. Mais une cinquantaine d’entre elles n’ont pas eu le temps de se replier sur leur base à l’annonce du confinement.
A Saint-Fons, au sud de Lyon, dix prostituées, coincées dans leurs camions depuis le 17 mars, passent le temps comme elles peuvent. Elles expliquent que l'association Cabiria leur amène de la nourriture, des cartes de téléphone, quelques masques. Faute d'accès à un point d'eau, elles se débrouillent pour leur toilette avec les packs de bouteilles qu'elles achètent et les lingettes du Capotier. Lui leur rend visite pour prendre des nouvelles, les passes sont devenues rares. «Même si c'est dur de tenir, on ne veut pas travailler à cause de la maladie, même la nuit», dit l'une d'elles, mèches rouges et masque sur le visage.
Il y a plusieurs supermarchés à un quart d'heure de marche. Elles y vont pour l'eau, n'y trouvent pas le pétrole nécessaire à leurs chauffages d'appoint, à sec depuis quelques semaines. Elles se déplacent sans attestation mais aucune n'a été contrôlée à ce jour : «La police passe sans s'arrêter en ce moment», dit une autre. Depuis la loi de 2016 sur la prostitution, qui a instauré la pénalisation des clients – à laquelle sont opposées les organisations d'aide aux travailleurs du sexe, «les filles bossent pour moins cher et les clients le savent, ils négocient plus qu'avant, elles me disent qu'au moins la moitié demande des relations non-protégées. Après deux mois d'arrêt, ce sera toujours plus difficile de refuser», se désole Jérôme Bénozillo. Quand bien même son stock de capotes devrait les prémunir de la pénurie annoncée, le reflux de la pandémie rendra sans doute leur quotidien plus cruel encore.