Mathias Depardon aurait dû fixer ce printemps depuis les rives du Tigre, en Irak. Ou du moins c’est là ce qui figurait à son agenda, avant que la pandémie et le bouclage des frontières ne le retiennent en France. Son pays, qu’il n’avait pourtant plus photographié depuis 2009 - et à l’époque, déjà, par sa bande la plus vastement ouverte sur la multiplicité des ailleurs, à Calais. Entre-temps, il a passé des années en Turquie, où il a édifié un travail documentaire exposé souvent, à Arles comme à l’étranger, avant d’y faire l’objet d’une incarcération arbitraire en mai 2017 - accusé de «propagande terroriste» pour avoir documenté l’action du PKK, ennemi d’Ankara -, et de n’en être libéré, expulsé, qu’au terme d’une grève de la faim et de semaines d’insistance de l’Etat français.
Confiné en France et empêché d'exercer au-delà, mais libéré des restrictions de déplacement par sa carte de presse, il a proposé à Libération, dès les premiers jours de l'état d'urgence sanitaire, de traverser le pays par la Nationale 7, de Paris à la frontière d'une Italie où le virus exerçait déjà ses ravages - non loin de Nice où il est né, en 1980. Paris, Orly, Fontainebleau, Nemours, Montargis, Briare, Nevers, Moulins, la Loire, la région lyonnaise, et puis le Sud qui s'ouvre peu à peu, Valence, Montélimar, Avignon, Fréjus, Cannes, Nice, jusqu'à Menton. Au gré de quelque 3 300 kilomètres roulés en deux semaines sur la route d'un soleil qui ne brillait pour personne ou presque, il s'est attaché à dépeindre moins les centres urbains ou l'éternité de carte postale des paysages printaniers que leurs interstices, leurs plis, ces pourtours des villes et des routes où vaquait malgré tout une peuplade souvent masquée et méfiante. Il revient sur l'état de la France raconté en creux par ce périple étrange dont Libé publie aujourd'hui les beaux fruits, en même temps que les échos intimes de ce que la menace du virus a agi en nous.
«Glamour»
«Je n’avais encore jamais pratiqué cette route, la plus longue de France avec 996 km. Il y avait un sens symbolique à suivre celle-là, dont le départ jouxte le quartier chinois de Paris - tout comme le virus était parti de Chine - pour buter à la fin sur la frontière fermée de l’Italie, épicentre de l’épidémie en Europe. Je m’étais fixé de rouler 200 ou 300 kilomètres par jour, avec de nombreux arrêts. Cette Nationale 7, qui fut la route des vacances, a perdu de son glamour, elle a subi diverses formes de déclassement. On longe des zones de grandes surfaces, des aires commerciales, des champs, des ronds-points par milliers - cette passion et spécificité française. Comme toutes les routes de France, elle est presque vide, ces jours-ci. On y croise juste un peu plus de routiers que sur les autoroutes, pour des raisons économiques - seulement des Français. Ça devient très beau dans le Sud, sur la moyenne corniche, en surplomb de la Méditerranée. Une sorte de Mulholland Drive à la française, un peu féérique.»
N7, km 295, Moulins (Allier). Loubna, handicapée, sort faire ses courses pour la première fois en 72 heures. Faute de trouver des masques, elle se protège avec son foulard.
Photos Mathias Depardon Photo Mathias Depardon pour Libération
«Mélancolie»
«Il y a eu l’excitation de la première journée Porte d’Italie à Paris. Et très rapidement une mélancolie, une tristesse ambiante de photographier cet abandon, ce vide d’aires interstitielles qui n’étaient vraiment pas évidentes à saisir. Je ne voulais pas m’attacher, comme je l’avais déjà beaucoup vu, aux grandes places désertées, d’autant que cela ancrait la photo dans un lieu précis, alors que je voulais plutôt essayer de saisir une condition partagée sur cette étendue géographique pourtant vaste. Mais je m’attendais à croiser plus de scènes de vie. J’aime bien, dans mon travail, isoler un sujet d’un contexte d’activité, mais là c’était très difficile, puisque tous mes protagonistes possibles se trouvaient déjà isolés par la force des choses. J’ai ressenti cependant les clivages sociaux ou géographiques, en faisant beaucoup de portraits. J’interviewais ceux que je photographiais, ne serait-ce que par besoin d’échange, mais les gens ne se laissent pas approcher facilement aujourd’hui, il y a un mélange de psychose et de susceptibilité. Tout le monde est suspicieux, vis-à-vis de tout le monde, ça demande un effort supplémentaire.
«Il y avait des jours où j’avais plus de mal à aller vers les gens pour m’entretenir avec eux, et je passais en mode photo de rue, mais chaque fois que je le faisais ça me stimulait, ça me remontait le moral. J’ai croisé toutes sortes de personnes, de situations, des SDF, des jeunes qui bossaient au Samu social, des infirmières libérales, des routiers, des agriculteurs, des livreurs, des gens qui avaient monté des entreprises de désinfection, des retraités sortis faire les courses… Il y avait peu de familles, d’enfants. J’ai été très frappé de voir beaucoup de personnes âgées dans les rues, souvent isolées, délaissées, qui devaient donc bien sortir, mais j’ai constaté aussi que cela tenait parfois à ce que les seniors ont beaucoup de mal à casser leurs habitudes.»
N7, km 164, Bonny-sur-Loire (Loiret).
Photo Mathias Depardon pour Libération
«Inquiétudes»
«J’ai croisé tous les masques de fortune possibles, j’ai été surpris par leur nombre, mais j’ai constaté que plus je m’éloignais de Paris, moins les zones paraissaient touchées. Et puis il y avait les agriculteurs qui semblaient vivre dans une réalité parallèle, dont la vie aux champs, sur le tracteur, n’a pas vraiment changé, comme si la distanciation sociale était déjà leur affaire toute l’année. J’ai aussi ressenti fortement que pour une frange importante de la ruralité, le Covid était un mal urbain, venu de Paris - ce qui n’est pas totalement infondé, bien sûr. Au gré des rencontres, j’ai entendu toutes sortes de choses, de mécontentement vis-à-vis de la gestion des pouvoirs publics, beaucoup d’inquiétudes notamment chez certains restaurateurs qui craignaient que leurs restos y passent si ça dure. Toutes sortes de théories plus ou moins complotistes, aussi. Mais surtout, quand j’interrogeais les gens sur leur ressenti dans cette crise, beaucoup parlaient de prises de conscience, sur la manière de consommer, la volonté de se recentrer sur des valeurs plus universelles ou de sortir d’une forme d’individualisme. Un boucher me disait qu’il était heureux de voir les gens montrer un souci de s’alimenter plus sainement. Des pêcheurs me racontaient qu’ils n’avaient jamais vu la mer comme ça, pour eux seuls, avec la nature qui revit, qui reprend ses droits. C’était très présent.»