Premier signal inhabituel au péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines : un tracteur. Il est posé devant les locaux de Vinci, concessionnaire de l’A10 et de l’A11, axes du sud-ouest qui se séparent ici. A côté du tracteur, un barnum sous lequel Guillaume Lenoble, maraîcher à Périgny-sur-Yerres (Val-de-Marne), a disposé des sacs en papier d’où émergent des tiges d’oignon frais (et leur bonne odeur).
Ce jeudi, veille de 1er Mai, Vinci Autoroutes et la FNSEA offrent aux conducteurs de poids lourds un «panier de produits frais». L'opération est «la première concrétisation de la convention entre Vinci et la FNSEA signée lors du dernier Salon de l'agriculture», explique Géraldine Poirault-Gauvin, responsable de la communication pour cette portion du réseau. Un panneau lumineux la signale peu avant le péage. Les camionneurs entrent dans l'aire de service, s'arrêtent à hauteur du barnum, ouvrent la vitre, attrapent le sac tendu par l'agriculteur, on échange des «merci !», des «vous venez d'où ?», des «vous avez encore loin? ». L'affaire prend 2 minutes et en route avec les légumes.
Qu'y a-t-il dans le sac ? «Ce qu'on a en ce moment : des raves, des carottes, plutôt des choses qui se cuisinent et pas beaucoup de crudités», détaille l'agriculteur. Cela dit, «ils ont tous des frigos et de quoi faire la cuisine dans le camion». De fait, arrêté sur l'aire, Placido, chauffeur espagnol en chemin vers Séville, a déployé la microcuisine intégrée sur le côté du bahut, avec petite citerne d'eau, réchaud, table et tabouret. Pas de quoi lancer un pot-au-feu mais c'est déjà ça.
Food-truck
La distribution, qui se tient de 15 à 17 heures, a commencé la veille et «cinquante paniers ont été donnés en deux heures», dit Guillaume Lenoble, l'agriculteur. Chef de district pour Vinci, Jean-Baptiste Jouannic explique qu'il supervise «globalement tout ce qui peut aider les routiers», soit six aires de services et douze aires de repos sur son secteur. La fermeture de tous les restaurants et cafés de France dès le début du confinement, y compris sur les aires d'autoroute, ne les a pas du tout aidés. «Nos aires se sont organisées pour continuer à nourrir les chauffeurs mais plutôt avec du froid», reconnaît le chef de district. Le food-truck d'un traiteur local, Les Délices nomades, fournit maintenant des plats chauds sur l'aire de Limours-Briis-sous-Forges (Essonne).
Son sac de légumes dans les bras, Laurent Drewniacki, 3 600 kilomètres au compteur chaque semaine vers l'Italie ou l'Espagne, «absent du lundi au vendredi», raconte qu'après la fermeture des restaurants et des cafétérias, «la première semaine a été un peu pénible». Bonne pâte, il ne s'en scandalise pas plus que ça : «De toute façon, il faut avoir de la conserve, de la soupe et on a un réchaud. On ne va pas aller tous les jours au resto…»
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Deux cents kilomètres plus loin, à Châteauroux (Indre), sur l'A20, le restaurant routier par excellence, le voilà : L'Escale, ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, depuis quatre-vingts ans. Le vrai service complet : repas, douches, parking gardé. Un seul jour de fermeture par an, et encore, plutôt douze heures, le 25 décembre au soir jusqu'au lendemain matin. Sauf que le 15 mars, L'Escale a dû fermer boutique comme tous les établissements de France. «La première semaine, on en était malade, dit Dominique Thomas, le patron. Tous les gars étaient dans leur camion, le long de la route, on ne pouvait pas les nourrir, pas leur ouvrir les sanitaires, rien.»
Mécènes locaux
Il sait bien qu'«on n'aurait pas pu appliquer les règles sanitaires» dans les douches de son établissement, avec leur entrée unique. Dès le premier jour, il harcèle la préfecture. «Avec ma femme, on avait fait une liste en seize points de ce qu'on pourrait mettre en place, on l'a envoyée à la préfecture qui nous a répondu par mail qu'il n'y avait pas de moyens pour faire tout ça.» Mais quelques reportages et articles plus tard montrant comment étaient traités les forçats de la route, sans qui les supermarchés resteraient vides, l'Etat a débloqué les fonds. Résultat sur le parking de l'Escale : six cabines de douche et dix WC nettoyés par Onet entre chaque passage, trois petits chalets genre marché de Noël pour la distribution des petits-déjeuners par la Sécurité civile. Et des paniers repas, garnis par la générosité des mécènes locaux : Auchan, Barilla, les établissements Schoen Distribution, la boulangerie de l'Horloge, le Fournil Saint-André, Promo Cash… Tout est gratuit.
Seul le camion de John et Ingrid est payant. A'l Baraque à Frites est posé à côté des chalets de petit-déjeuner. On y accède et on le quitte par deux chemins différents, avec consignes sanitaires en six langues dont le Russe. En cette veille de 1er Mai, il n'y a pas grand monde «mais mardi soir, on a eu 90 personnes», dit Ingrid. La baraque à frites est le seul endroit qui serve un repas chaud.
Petits pois carottes
Normalement, sur le parking de L'Escale, il y a jusqu'à 450 poids lourds par jour. En ce moment plutôt une centaine mais, comme dit l'un des chauffeurs, «on vient ici parce que c'est le seul endroit organisé comme ça». Le patron affirme que son système «aurait pu être dupliqué ailleurs. C'est pas si compliqué que ça». Les bénévoles de L'Escale, huit à dix personnes, font la logistique. Il faut allumer le percolateur une heure avant les premiers cafés à 5 heures, distribuer les paniers jusqu'à 23 heures, surveiller les quatre hectares de parking, gratuits pour la période.
Dominique Thomas est propriétaire de L'Escale depuis quinze ans. «Ce qui me plaît, c'est qu'on est entre bosseurs. Le resto routier, c'est particulier, on est dans une camaraderie,il y a de la blague.» A-t-il déjà conduit un camion ? «Ah non ! Heureusement pour le camion et pour les gens qui l'auraient rencontré…»
Sa musette à la main, Jean-Marc revient des blocs douche. Il a 65 ans, il arrive des Pays-Bas, est en route pour Toulouse avec dans la remorque, des bocaux de petits pois et de carottes. Au photographe, il a glissé : «Vous direz au patron qu'on n'oubliera pas ce qu'il a fait pour nous.» Transmis.