Avant même le début du confinement, elle avait commencé à écrire, à tenir un récit sur un quotidien inédit qui s'annonçait. Elle n'a plus arrêté. Sylvie, qui ne souhaite pas révéler son identité complète pour ne pas mettre ses collègues dans l'embarras et compliquer son travail auprès de l'hôpital qui l'emploie en Occitanie, est psychologue. Elle raconte son vécu au long cours, sa pratique de professionnelle de la santé, auprès des patients et des soignants immergés dans la pandémie du Covid-19 qui a tout chamboulé, à commencer par les liens entre êtres humains. Elle a livré un premier long récit que Libération a publié le 11 avril. Nous publions aujourd'hui un second volet.
Lundi 13 avril
L’écriture de ce journal de bord me permet au quotidien de donner un objet stable à mes pensées et une forme à mes émotions. Il marque chaque jour en en faisant un jour particulier, différencié des autres par les mots qui le disent, il le fait exister en le sortant de la brume des pensées qui filent, des choses faites dans la répétition du quotidien de ce qu’il y a à faire jour après jour, des émotions qui, ici, tendent le corps, là, le fatiguent, et ailleurs, parfois, le vivifient. Il marque aussi la temporalité, différenciant les jours on peut ainsi les compter, compter le temps qui passe et ce qui s’y passe, ce qui passe, ce qui reste et ce qui change.
Mardi 14 avril
Le 11 avril, la première partie de ce journal de bord a été publiée sur le site du journal. En écrivant, je pensais sans cesse à cette publication, à la forme à donner à cette écriture quotidienne pour la publication, au choix de ce que j'y disais, à la manière. Je ne cessais de me poser la question de ce qui me semblait juste – digne, dans la manière et dans la forme, de la parole que je voulais porter et digne, dans le choix du propos, de la loyauté dans laquelle je voulais me tenir vis-à-vis de mes collègues. A l'approche de la publication, j'ai pourtant perdu ce sentiment de justesse, ce cap qui m'orientait. Je ne savais plus quel choix faire, quelle direction prendre. J'ai alors suivi ce qui me poussait, sans réussir à penser ce que je faisais : j'ai annoncé cette publication à mes collègues. Ce faisant, je levais l'anonymat, au moins à cet endroit-là : «l'hôpital où je travaille» et je me demandais quels effets cela pouvait avoir sur ceux qui partagent ce quotidien que j'écris.
Mercredi 15 avril
Dimanche, nous serons le 19 avril. Ça fera cinq ans que mon père est mort. Il est décédé d’une fibrose pulmonaire, conséquence de l’amiante qui a attaqué ses poumons. Mon père a été à l’école au Portugal de ses 6 à ses 9 ou 10 ans. Ensuite, il a travaillé. Arrivé en France en 1970 pour fuir le gouvernement salazariste et l’enrôlement dans ses troupes militaires qui menaient sa guerre coloniale en Angola, il a été embauché à la verrerie cristallerie d’Arques.
De 1971 à 1972, il a «doublé ses postes», doublant son temps de travail en 3-8. Il enchaîna matin et nuit, après-midi et matin pour rembourser la dette de son voyage et de son hébergement chez une personne qui faisait profession de recueillir les immigrés portugais. De 1971 à 2007, il a travaillé de matin, d’après-midi, de nuit, au four H, des gants d’amiante aux mains pour manier la vaisselle brûlante qu’il avait à trier, jetant au rebut les pièces faibles et imparfaites.
Il a été mis en retraite anticipée parce que l’usine délocalisait en Chine. Il a pu profiter de ne plus travailler, avec ses épaules fichues et ses poumons atteints, pendant presque quatre ans. Il a ensuite subi une greffe de poumon dont il s’est relevé avec force désir de vivre, de nous parler, de rire avec nous, de nous aimer, sa femme, ses enfants, ses petits-fils. Mais son corps n’a pas supporté la greffe : rejet chronique. Il est mort le 19 avril 2015. Il avait cessé de lutter. Il n’était plus en colère. Il était plein d’angoisse et l’amour ne suffisait plus.
Mon père ne s'est pas plaint de cette vie, mon père était en colère. Il ne parlait pas, il nous supportait mal. Quand nous avons été adultes, il est devenu doux. Il y a eu alors de l'amour, de la joie, qui se sont dits. Il disait : «On est bête quand on est jeune, on veut se faire croire qu'on est fort.» Il était devenu sage. Il était magnifique.
Jeudi 16 avril
Quand j’ai compris qu’il fallait continuer de nous rendre à l’hôpital dans ces conditions d’exposition du fait d’une décision arbitraire, ou de principes de nos directions, j’ai été en colère. Et j’ai pleuré. C’était des larmes à l’intérieur de moi. Ça sortait tantôt par la colère, tantôt par les sanglots.
Il y avait aussi ce que ce qui se passait à l’hôpital réveillait en moi : ce que je porte de mon père en tant qu’ouvrier, en tant qu’exploité. Mon père, ce «sans voix», mon père avec qui j’ai été tellement heureuse de pouvoir, un jour enfin, parler, mon père que j’ai tellement aimé rencontrer. Il y a quelque chose de cela en moi qui participe à ce qui meut mon désir de me tenir à la place de psychologue hospitalière. Travailler avec la parole de ceux que le monde écoute peu, ou pas, ou mal.
Dans ce flot de pleurs, il y en avait pour mon père, il y en avait pour notre histoire, il y en avait aussi pour ma vie présente, l’illusion sur laquelle elle s’appuyait. L’aveuglement dans lequel j’avais été de me croire à une place qui échappait à ce dont je m’étais arrachée par les études : le mépris d’une vie humaine, le mépris assumé derrière des logiques absurdes. Les blessures qu’inflige ce mépris. Blessés le corps de mon père, son estime, sa vie, notre histoire. La colère plutôt que l’effondrement. La dignité envers et contre tout.
Vendredi 17 avril
Que dire de ma désorientation, soudain, face à cet acte de publication de mon journal de bord ? Cet acte était pourtant celui par lequel je m’étais sortie des pleurs. Il semblerait qu’elle vienne avec la levée de l’anonymat vis-à-vis de mes collègues. Que le nom la porte. Mon père ne parlait pas. Retenait-il ses mots comme des trésors qu’il gardait pour lui ? Mots de cette langue étrangère, mystérieuse, porteuse de son histoire. Les retenait-il comme des couteaux qui nous auraient blessés ? Violence ancienne, gardée à l’abri de son histoire secrète, phrases de haine dans le bruit tu de sa tête.
Retenait-il ses mots parce qu’il en avait peur, parce qu’il en avait honte ? Les retenait-il parce qu’il ne pouvait pas se reconnaître derrière eux ? Parce qu’il ne le voulait pas ? Les retenait-il parce que, justement, il était derrière eux ? Pas devant. Toujours derrière, jamais devant, comme le petit cheval de la chanson qui me donnait tellement envie de pleurer quand j’étais petite.
Se tenir devant ses mots, c’est en assumer l’audace. Chaque mot est une audace parce que chaque mot nous échappe. Les mots dits, les mots écrits, vont leur chemin. Où nous situons-nous par rapport à nos mots dits, écrits ?
Ecrire, prononcer, devant eux notre nom, c’est accepter de ne pas se reconnaître en eux. Ne pas être au même endroit. Mais se tenir à côté, devant, ou derrière peut-être. Les soutenir en tout cas. Et dans la discussion, dans le débat, les remettre en question, en perspective. Les laisser filer, mais ne pas les récuser.
Samedi 18 avril
La publication est une ouverture. Elle permet de faire entendre la difficulté de ce quotidien à l’hôpital avec la perte des repères habituels, l’angoisse, etc. Elle permet aussi de faire entendre la révolte. Des collègues me disent que cet article donne des mots à ce qu’ils ressentent, ce qu’ils vivent. Sans les mots, ça reste dans les têtes, dans les corps, les ventres, les gorges.
Je l’ai écrit parce que je ne pouvais pas dire ma révolte ou, si je la disais, c’était dans la colère, l’émotion trop grande pour produire quoi que ce soit d’autre. Si, par sa diffusion, ce journal de bord devient un objet qui a des effets pour d’autres, si modestes soient-ils, alors cela vaut la peine de l’écrire, parce que ça ne concerne pas que moi. La publication fait que ce que j’y écris ne m’appartient plus, se met à concerner d’autres que moi qui en feront ce qu’ils voudront. C’est l’intérêt de l’écriture, même quand elle part de l’intime, sa diffusion permet que d’autres se saisissent des formes que ces mots dessinent en eux.
Mercredi 22 avril
Hier soir, le chef d’Etat a annoncé une date de début de déconfinement : 11 mai. Cette perspective va appeler l’hôpital à se réorganiser. Dans notre département, la situation sanitaire est stable, avec une légère baisse du nombre de patients hospitalisés pour le Covid-19. Le flux des entrées continue, plus lentement, son cours. Dans le point sur la situation fait ce matin, comme tous les matins depuis le 16 mars, on prépare les soignants à la perspective d’une recrudescence de cas pour la fin du mois de mai.
Jeudi 23 avril
Avec l’annonce d’un début de déconfinement, c’est le retour des craintes et des angoisses qui se fait à nouveau sentir. On la sent dans les couloirs, dans la manière dont nous nous disons bonjour cette semaine. Pas de légèreté derrière nos masques, dans le ton de nos voix. A nouveau, comme après le 17 mars, les émotions nous tendent. Juste là, coincées dans les gorges, dans les ventres, enroulées autour de nos mots, détournant nos pensées, nous les contenons. Parfois ça ne tient plus, parfois ça déborde, ça explose.
L’angoisse, la colère, s’est à nouveau invitée à notre réunion ce matin. L’angoisse est certainement collective, mais elle ne se situe pas au même endroit pour chacun, ce qui fait que nos positions ne sont pas les mêmes face à la mise en place des mesures barrières, à notre propre rigueur quant à ces mesures, à l’accueil de certains patients dans ces conditions à partir du 11 mai. Et chaque décision est susceptible de mettre en danger un patient, un collègue.
Vendredi 24 avril
Nous avons à décider de la manière dont nous allons recevoir à nouveau des patients. Pour certains, ça continuera par téléphone. Pour d’autres, nous reproposerons des entretiens sur place. Mais comment faire le «tri» ? Il s’agit de faire la balance entre le risque somatique et le risque psychique. Nous ne pouvons faire autrement que de nous engager là-dedans. Nous engager dans le risque, en sachant qu’il est inéliminable.
Nous avons toujours travaillé avec le risque de la mort : coma éthylique, overdose, accident de sevrage, cirrhose, accident de la voie publique, violence… Les patients qui viennent dans nos bureaux partent parfois comme ça. Mais notre service était un lieu de protection, de soin, un recours possible à côté de ce qu’il y a d’invivable dans certaines existences. Là, pour la première fois, nous sommes avec le risque que des patients attrapent la mort dans les locaux mêmes du centre de soin. Quel paradoxe ! Comment penser notre pratique avec ce risque-là ?
Il va bien falloir l’intégrer.
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Lundi 27 avril
Il y a dans ma bouche la rencontre de deux mots que, jusqu'à aujourd'hui, je n'avais jamais mis ensemble : «geste barrière». Dans les directives données par les instances décisionnaires de l'hôpital en vue de l'accueil des patients après le 11 mai, il n'est question que de ça. Désinfection des locaux, distanciation, masques, gel hydroalcoolique, questionnaire pour vérifier si le patient n'est pas symptomatique, lieu où isoler les patients «suspects» de Covid, etc.
Quelle hospitalité !
De l’autre côté, des patients demandent si nous pourrons reprendre les entretiens sur place. Ils disent qu’au téléphone, ce n’est pas la même chose, qu’ils voudraient me voir. Pour certains, qui n’ont pas voulu de ces entretiens téléphoniques, je m’interroge sur ce qui se passe pour eux. Je m’inquiète aussi : j’ai peur que l’absence de parole, que l’absence de présence – de la présence de l’autre mais aussi de cette forme de présence à soi que l’on rencontre parfois dans la parole qui se formule dans le bureau du psychologue – j’ai peur que cette absence aille avec un effondrement psychique.
Mardi 28 avril
Depuis le début de la mise en place des mesures barrières, avec le risque de contamination que nos masques, nos blouses, nos mains désinfectées, viennent à chaque instant nous rappeler, se mettant ainsi sur le devant de la scène de nos «interactions» (puisque tel est devenu le mot consacré, privilégié à celui de «lien») ; depuis le début de la mise en place des mesures barrières, il nous est devenu très difficile de parler en réunion, de penser en équipe, de discuter, débattre, trancher.
Pourtant, quelque chose est resté possible dans des discussions à quelques-uns. Je me dis que ça dit probablement quelque chose du collectif. Comme si la dimension collective était devenue impossible du fait du risque sanitaire et que cette impossibilité n’était pas seulement celle du regroupement des corps, mais aussi celle de la rencontre de plusieurs paroles, de l’élaboration d’une pensée qui ne soit pas celle d’un individu à côté de celle d’un autre, et d’un autre, et d’un autre… mais celle qui se construit à plusieurs, qui ne peut se construire qu’à plusieurs (parce qu’elle s’enrichit, se nourrit, se déplace du fait de la dimension collective).
Mercredi 29 avril
Descendant le bâtiment dans lequel je travaille pour me reposer des appels téléphoniques et profiter quelques instants du soleil (qui derrière la fenêtre de mon bureau semble promettre qu’il réchauffera cette journée), je me surprends à constater que le parking est à nouveau rempli. C’est vrai, quelque chose a déjà changé. L’activité habituelle a commencé à reprendre dans les services d’hospitalisations et aux urgences. Les services sont à nouveau remplis. Si une nouvelle vague de «patients Covid» arrive à la fin du mois du fait du déconfinement, les services vont devoir y faire face en plus de leur pleine activité habituelle.