Tribune. Un matin du confinement, j'écoutais dans le podcast quotidien du New York Times, l'éditorialiste et journaliste Roger Cohen parler de New York. De ce New York vide et silencieux où les rats se baladent comme s'ils étaient chez eux – enfin.
J’ai regardé des photos de Paris d’avant tout ça sur mon téléphone. Ces rues où aujourd’hui il n’y a personne et qui vibrent comme des souvenirs. J’ai eu envie d’écrire ce texte, à la manière de Cohen. Ces mots sur Paris où je vis depuis dix ans, avec son énergie, sa culture à tous les coins de rue, et même ses Parisiens. Quand je la regarde maintenant, quand je vois le silence partout et la place de la Concorde vide comme un jour d’hommage national, je me demande comment cette ville va pouvoir redevenir celle des touristes, des voyages d’affaires. La ville du cinéma et des terrasses. Cette ville de tous les jours, qui, comme quelqu’un qui nous manque, suscite en nous plus d’indulgence…
Je te pardonne Paris
Je te pardonne ton snobisme, ta supériorité, ton impolitesse
Ton prix du mètre carré
Tes restaurants qui prennent mon numéro de carte de crédit pour s’assurer que je vienne
Ceux où on ne peut pas réserver et qui proposent invariablement «le comptoir»
Ces cafés où l’on ne peut plus s’installer passé midi sans déjeuner
Je te pardonne tes effets de mode, tes engouements de courte durée, ta façon de t’enticher de la moindre tendance
Au fond, je crois que tu essayes de te faire plus belle pour nous
Je te pardonne maintenant et pour toujours
Les piétons qui insultent les vélos, les vélos qui insultent les bus et les bus qui insultent les voitures
Je te pardonne les uber x2 quand il pleut
Les types de plus de 45 ans en trottinette
Les berlines de la Fashion Week qui bloquent l’accès devant le Grand Palais
La fermeture des voies sur berge
Et aussi les travaux d’Anne Hidalgo
Je te pardonne même Paris Plage, oui même ça
Parfois on n’en demande pas tant, tu sais
Je te pardonne les sex-shops devenus bars à cocktails
Les gens qui font la queue des heures pour une pizza qui n’est pas si bonne
Les vélos volés
Les rues sales
Et le Marais le week-end
Je te pardonne la grande roue et même Marcel Campion
Je te pardonne les milliers de bouteilles et de déchets sur les quais le samedi matin
Les chaises prises d’assaut dans les jardins quand il fait beau
Les Parisiens qui se croient à la campagne
Ce n’est pas grave, tu sais, on ne peut pas toujours élever ses enfants correctement
Je te pardonne les pickpockets dans le métro
Les contrôleurs hargneux qui déboulent avec un chien méchant
Et l’accordéoniste qui nous casse les oreilles
Je te pardonne ton agressivité et ta rudesse
Je te pardonne la ligne 13, tout simplement
Je te pardonne les amendes de stationnement à 50 euros
Le nouveau quartier des Batignolles qui, finalement, ressemble à une ville fantôme
Je te pardonne la Chambre claire qui a fermé
La Hune qui est devenue une franchise
Et l’architecture des Halles, tous les jours de la vie
Ce n’est pas évident de tout bien mener, je te pardonne ton laisser-aller, ton insouciance et ton immobilisme
Je te pardonne les foules amassées, smartphones levés devant la Joconde
Les spectacles qu’il faut réserver un an à l’avance
Les changements à Montparnasse-Bienvenüe et Châtelet-les-Halles
Les cinémas bondés le samedi après-midi
Et les Chinoises qui posent en robe de mariée
Je te pardonne les gens qui disent «je ne suis pas libre avant le mois prochain», ça me va, je les pardonne aussi.
Je te pardonne les tulipes de Jeff Koons
Les poubelles moches à tous les coins de rue
Je te pardonne tout, sans exception, si seulement tu promets de redevenir comme avant
Les rats dans le passage Brady, pardonnés
Les kiosques fermés, pardonnés
Les magasins qui ne vendent que du fish&chips ou que des madeleines ou que des mochis, pardonnés
Les barristas qui servent du latte et ne parlent pas français, pardonnés
Même les cadenas sur les ponts sont pardonnés
Je te pardonne les SDF sur les grilles d’aération
Les pics placés sur les murets pour qu’ils ne s’asseyent pas, ne s’allongent pas
Les files toujours plus nombreuses devant la soupe populaire de Saint-Eustache
Je te pardonne les gens qui considèrent qu’il ne faut pas donner aux Roms
A force, en fait, tu es comme nous, honteux, tu ne les vois plus et, impuissante, tu préfères tourner la tête
Je te pardonne le centre commercial Italie 2
L’effondrement du Vélib et de l’Autolib
Le hall de l’hôpital Pompidou qui, la nuit, devient refuge des plus démunis
Je te pardonne tes jeunes qui ne se lèvent pas dans le bus
Les selfies stick devant la pyramide du Louvre
Et, à la préfecture de Paris, les grappes d’étrangers qui viennent à cinq heures du mat pour déposer leurs dossiers
Pardonne-nous comme on te pardonne et reviens à ce que tu étais
On ne pouvait pas savoir que ton bordel, ton trafic et ton antipathie nous manqueraient
Et puis, nous aussi de notre côté on ne t’a pas assez remercié
Pas assez remercié pour ta réaction après les attentats
Pour toutes les marches que tu as accueillies
Pour Charlie, les femmes, le climat
Contre l’antisémitisme
Pour la gare Saint-Lazare quand on veut voir la mer
Pour les sobas dans le Ier, les pho dans le XIIIe et ce géorgien dans le XVIIIe
Pour les levers de soleil sur le Pont-Neuf
Pour les amants qui s’y embrassent
Pour l’odeur de l’herbe coupée dans le parc Monceau le matin tôt
Pour les perruches qui, parfois, se trouvent dans les arbres
Pour les rues calmes le dimanche matin quand tout le monde dort
Pour Paris au mois d’août
Pour les mouettes qu’on entend de temps en temps
Pour les nocturnes de Beaubourg et du Palais de Tokyo
Pour la cinémathèque et quelques cerisiers en fleurs ici et là
Pour tes terrasses où l’on peut fumer
Pour les librairies ouvertes jusqu’à minuit
Pour les fois où l’on te traverse la nuit en voiture et que tu es belle comme dans un film
Pour le ciel bleu new-yorkais que tu offres parfois
Et pour les jours de neige
Pour m’avoir acceptée, adoptée
Pour ne jamais me lasser
Aujourd’hui je pense à toi et je me dis : Paris, c’est chez moi
Pardonne-moi
Pardonne-nous
Reviens.