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Libération
TRIBUNE

Je te pardonne Paris

A Paris, le 22 mars. (FRANCK FIFE/Photo Franck Fife. AFP)
par Lisa Vignoli, journaliste et auteure
publié le 6 mai 2020 à 10h06

Tribune. Un matin du confinement, j'écoutais dans le podcast quotidien du New York Times, l'éditorialiste et journaliste Roger Cohen parler de New York. De ce New York vide et silencieux où les rats se baladent comme s'ils étaient chez eux – enfin.

J’ai regardé des photos de Paris d’avant tout ça sur mon téléphone. Ces rues où aujourd’hui il n’y a personne et qui vibrent comme des souvenirs. J’ai eu envie d’écrire ce texte, à la manière de Cohen. Ces mots sur Paris où je vis depuis dix ans, avec son énergie, sa culture à tous les coins de rue, et même ses Parisiens. Quand je la regarde maintenant, quand je vois le silence partout et la place de la Concorde vide comme un jour d’hommage national, je me demande comment cette ville va pouvoir redevenir celle des touristes, des voyages d’affaires. La ville du cinéma et des terrasses. Cette ville de tous les jours, qui, comme quelqu’un qui nous manque, suscite en nous plus d’indulgence…

Je te pardonne Paris

Je te pardonne ton snobisme, ta supériorité, ton impolitesse

Ton prix du mètre carré

Tes restaurants qui prennent mon numéro de carte de crédit pour s’assurer que je vienne

Ceux où on ne peut pas réserver et qui proposent invariablement «le comptoir»

Ces cafés où l’on ne peut plus s’installer passé midi sans déjeuner

Je te pardonne tes effets de mode, tes engouements de courte durée, ta façon de t’enticher de la moindre tendance

Au fond, je crois que tu essayes de te faire plus belle pour nous

Je te pardonne maintenant et pour toujours

Les piétons qui insultent les vélos, les vélos qui insultent les bus et les bus qui insultent les voitures

Je te pardonne les uber x2 quand il pleut

Les types de plus de 45 ans en trottinette

Les berlines de la Fashion Week qui bloquent l’accès devant le Grand Palais

La fermeture des voies sur berge

Et aussi les travaux d’Anne Hidalgo

Je te pardonne même Paris Plage, oui même ça

Parfois on n’en demande pas tant, tu sais

Je te pardonne les sex-shops devenus bars à cocktails

Les gens qui font la queue des heures pour une pizza qui n’est pas si bonne

Les vélos volés

Les rues sales

Et le Marais le week-end

Je te pardonne la grande roue et même Marcel Campion

Je te pardonne les milliers de bouteilles et de déchets sur les quais le samedi matin

Les chaises prises d’assaut dans les jardins quand il fait beau

Les Parisiens qui se croient à la campagne

Ce n’est pas grave, tu sais, on ne peut pas toujours élever ses enfants correctement

Je te pardonne les pickpockets dans le métro

Les contrôleurs hargneux qui déboulent avec un chien méchant

Et l’accordéoniste qui nous casse les oreilles

Je te pardonne ton agressivité et ta rudesse

Je te pardonne la ligne 13, tout simplement

Je te pardonne les amendes de stationnement à 50 euros

Le nouveau quartier des Batignolles qui, finalement, ressemble à une ville fantôme

Je te pardonne la Chambre claire qui a fermé

La Hune qui est devenue une franchise

Et l’architecture des Halles, tous les jours de la vie

Ce n’est pas évident de tout bien mener, je te pardonne ton laisser-aller, ton insouciance et ton immobilisme

Je te pardonne les foules amassées, smartphones levés devant la Joconde

Les spectacles qu’il faut réserver un an à l’avance

Les changements à Montparnasse-Bienvenüe et Châtelet-les-Halles

Les cinémas bondés le samedi après-midi

Et les Chinoises qui posent en robe de mariée

Je te pardonne les gens qui disent «je ne suis pas libre avant le mois prochain», ça me va, je les pardonne aussi.

Je te pardonne les tulipes de Jeff Koons

Les poubelles moches à tous les coins de rue

Je te pardonne tout, sans exception, si seulement tu promets de redevenir comme avant

Les rats dans le passage Brady, pardonnés

Les kiosques fermés, pardonnés

Les magasins qui ne vendent que du fish&chips ou que des madeleines ou que des mochis, pardonnés

Les barristas qui servent du latte et ne parlent pas français, pardonnés

Même les cadenas sur les ponts sont pardonnés

Je te pardonne les SDF sur les grilles d’aération

Les pics placés sur les murets pour qu’ils ne s’asseyent pas, ne s’allongent pas

Les files toujours plus nombreuses devant la soupe populaire de Saint-Eustache

Je te pardonne les gens qui considèrent qu’il ne faut pas donner aux Roms

A force, en fait, tu es comme nous, honteux, tu ne les vois plus et, impuissante, tu préfères tourner la tête

Je te pardonne le centre commercial Italie 2

L’effondrement du Vélib et de l’Autolib

Le hall de l’hôpital Pompidou qui, la nuit, devient refuge des plus démunis

Je te pardonne tes jeunes qui ne se lèvent pas dans le bus

Les selfies stick devant la pyramide du Louvre

Et, à la préfecture de Paris, les grappes d’étrangers qui viennent à cinq heures du mat pour déposer leurs dossiers

Pardonne-nous comme on te pardonne et reviens à ce que tu étais

On ne pouvait pas savoir que ton bordel, ton trafic et ton antipathie nous manqueraient

Et puis, nous aussi de notre côté on ne t’a pas assez remercié

Pas assez remercié pour ta réaction après les attentats

Pour toutes les marches que tu as accueillies

Pour Charlie, les femmes, le climat

Contre l’antisémitisme

Pour la gare Saint-Lazare quand on veut voir la mer

Pour les sobas dans le Ier, les pho dans le XIIIe et ce géorgien dans le XVIIIe

Pour les levers de soleil sur le Pont-Neuf

Pour les amants qui s’y embrassent

Pour l’odeur de l’herbe coupée dans le parc Monceau le matin tôt

Pour les perruches qui, parfois, se trouvent dans les arbres

Pour les rues calmes le dimanche matin quand tout le monde dort

Pour Paris au mois d’août

Pour les mouettes qu’on entend de temps en temps

Pour les nocturnes de Beaubourg et du Palais de Tokyo

Pour la cinémathèque et quelques cerisiers en fleurs ici et là

Pour tes terrasses où l’on peut fumer

Pour les librairies ouvertes jusqu’à minuit

Pour les fois où l’on te traverse la nuit en voiture et que tu es belle comme dans un film

Pour le ciel bleu new-yorkais que tu offres parfois

Et pour les jours de neige

Pour m’avoir acceptée, adoptée

Pour ne jamais me lasser

Aujourd’hui je pense à toi et je me dis : Paris, c’est chez moi

Pardonne-moi

Pardonne-nous

Reviens.