Dès le début du confinement, elle a vite compris qu'avec ses exercices de grammaire envoyés à ses élèves à distance, elle n'irait pas bien loin. «Trop éloignés de leur réel. Il fallait trouver autre chose, une façon de les accrocher autrement.» Au fil de ces longues semaines, Marion, professeure de français dans un collège d'Aulnay-sous-Bois, a tenté : un journal de bord de confinement, des fictions glissant ses élèves dans la peau de superhéros luttant contre le Corona… «Varier les activités, les stimuler. Leur permettre aussi de s'évader, pour rendre le quotidien plus léger.» Laurent Reynaud, professeur de SVT au lycée Feyder d'Epinay-sur-Seine, a lui aussi saisi l'urgence de «raccorder autrement ses élèves», en sortant du «purement scolaire». Surtout que ces cours en visioconférence (même quand les élèves sont connectés) ressemblent de fait aux méthodes à l'ancienne, où le professeur parle tout seul devant son écran, et les élèves écoutent sans rien dire, micro éteint. «En classe, on peut capter des regards, rattraper au vol un élève qui n'a pas compris, mais là, comment les raccrocher ? raconte un de ses collègues. On ne sait même pas dans quelle position ils sont installés, si c'est propice au travail, ou pas.» Raphaël Delarge, prof d'histoire-géo : «Le lycée, c'est une bulle. Une sorte de sanctuaire où les élèves laissent leurs soucis à la porte. Ils ont un moment pour se concentrer et apprendre. Tout ça a explosé. Il n'y a plus de mur de protection.» Au début, il était plutôt content : les trois quarts des élèves répondaient à ses messages mais depuis le retour des vacances, le contact s'étiole. Il n'y a rien de spécifique à la Seine-Saint-Denis. Partout en France, les professeurs racontent la même chose, à des degrés divers. Avec une différence : les conséquences ne seront pas les mêmes partout. Cette réalité saute à la figure dans ce département plus qu'ailleurs. «Il y a ceux qui n'ont pas besoin de l'école pour réussir. Et puis ceux qui n'ont que l'école pour réussir, résume Alain Pothet inspecteur d'académie, en charge de l'éducation prioritaire à Créteil. Pour eux, cette coupure est catastrophique. Nos élèves ne sont pas dupes, ils le savent. Il faut leur redonner de l'espoir. On a besoin des enseignants plus que jamais, de leur inventivité pour raccrocher un à un les élèves.» Ces projets d'écriture en sont des exemples, «des perles qui ne doivent pas occulter la réalité», dit l'inspecteur. Certes. Mais qui donnent de l'espoir. Comme ces lettres écrites par des élèves du lycée Feyder, envoyées à des personnes âgées coincées dans les Ehpad. A travers les lignes, ils se dévoilent. Surprennent aussi.
Faïza 15 ans, en seconde
«Je vais être honnête, depuis le confinement, c’est une catastrophe. Je passe ma vie sur mon téléphone, en moyenne quatorze heures par jour, j’ai vu ça dans les paramètres de mon téléphone. Alors que pendant les cours c’est cinq heures max. Je dors à l’heure où je me réveille pour aller en cours normalement (6 heures) et me réveille à l’heure où je quitte les cours normalement. J’en oublie même mes devoirs ! Et c’est la même routine chaque jour, mais vraiment chaque jour. Ma mère me dit même qu’à la limite je vis sur mon téléphone, mais elle ne comprend pas que c’est dû à l’ennui. Je m’ennuie beaucoup. Je pense à mon orientation, à mon avenir, je me demande si j’en aurai un…
«Le confinement en famille se passe plutôt bien, la plupart des gens disent qu’ils ont des envies de meurtre car être enfermé en famille c’est "chiant". Eh bien moi, je trouve qu’avec ce confinement, chez moi c’est plus calme, chacun fait sa vie, il y a moins de disputes futiles de frères et sœurs car chacun est au final occupé par le travail, etc. Cette expérience a peut-être changé ma vie car en étant enfermée comme ça, au début, nous étions tous heureux de ne plus aller à l’école. En vrai, rester chez soi c’est d’un ennui… On finit par devenir fou. Je me dis aussi : c’est donc ça les journées des gens au chômage ? Au final, l’école c’est important si on veut pas se retrouver dans cette situation.»
Roméo 17 ans, en terminale
«Mes premiers jours de confinement se passaient plutôt bien, mais c’était sans savoir qu’il n’y en aurait pas de dernier. Voilà que tout se déforme, tout se mélange et tout se brouille d’un coup. Le confinement ne laisse point de répit même aux plus grands casaniers. Les heures paraissent comme des jours, les jours comme des mois. Les journées semblent se répéter en boucle. L’harmonie est rompue, le rythme qui faisait autrefois vibrer la vie est contenu dans un soupir. Au petit matin le glas retentit et laisse place à un requiem orchestré par la folie et le délire. Reclus, mon lieu de travail et mon lieu de vie se confondent et ne font désormais plus qu’un. Mon lieu de travail est mon lieu de vie, mon lieu de vie est mon lieu de travail. Ô que le tableau est un grand fardeau ! Maman c’en est trop de ce carcan… la besogne me fait éclater en sanglots. La porte et l’esprit condamnés renferment avec eux les horizons. Dehors, le soleil me nargue, en illuminant la voûte céleste et darde ses rayons sur la ville déserte, ne laissant qu’un faisceau de lumière à ma fenêtre. Les reflets irisés de cette obscure clarté réchauffent mon être rempli de noirceur, l’encre en déborde sur le papier blanc. […]
«"Nous sommes en guerre" ; tous s'arment de masques et de gel hydroalcoolique et combattent en retraite. Tandis que les plus valeureux se chargent du virus, de mon côté, ma lunette est trouble, je ne cible plus l'ennemi : le virus, le travail ou bien l'ennui, mais je tue déjà le temps en écrivant cet essai. Enfermé dans ma tranchée, la fin sans issue et ayant perdu tous mes repères, je n'ai plus qu'un maître-mot, avant que le combat ne reprenne : "espoir". Voilà comment, à peine passée une semaine à la maison, on crie tous (tous)… unanimes, à notre plus grand regret, de ne pouvoir repartir étudier au lycée et c'est ainsi qu'on assiste à nouveau au mythe de la fleur au fusil, mais revisité.»
Kelya 12 ans, en cinquième
«30 mars. Cela fait déjà quatorze jours que ce confinement dure, quatorze jours que je suis renfermée sur moi et quatorze jours que je ne vois personne à part ma sœur et ma mère.
«31 mars. C’est l’un des pires jours pour moi. Je n’ai rien fait à part espérer que ça se termine. Le confinement va me rendre folle !
«2 avril : les jours deviennent de plus en plus longs, je n’arrive presque plus à dormir sans faire d’insomnie, des fois je ne fais même pas sept-six heures de sommeil…
«3 avril. Je crois que je me suis habituée. Après dix-huit jours de confinement, j’ai inventé une routine.»
Myriam 16 ans, en première
«J'ai longtemps réfléchi à écrire, à me dire mais comment une simple lettre peut-elle permettre à des personnes malheureusement isolées à se sentir entourées et heureuses ? Je ne pourrais pas vous dire que je sais ce que vous ressentez. En revanche, je peux vous dire que je comprends. Vous n'imaginez pas à quel point je vous admire. Je pense que le meilleur moyen de vous distraire serait de me présenter et d'essayer du moins de vous faire rire. Je m'appelle Myriam K., j'ai 16 ans, je vais avoir 17 ans le 17 juin et je suis une élève de première au lycée. J'adore lire. Même si on me dit souvent que je suis une "littéraire", alors que c'est faux. Je le dis d'ailleurs avec le plus grand calme, notez, soulignez et surlignez l'ironie. J'adore les mathématiques, c'est le seul cours pour lequel j'ai hâte de me réveiller les mardis et jeudis à 6 h 50. J'adore les fraises et je déteste les artichauts, oui étrange mais c'est comme ça. Mes livres préférés sont Magnus Chase de Rick Riordan et aussi Jamais deux sans toi de Jojo Moyes. Je me demande si vous aimez lire, personnellement ce que je fais c'est que je reprends un des livres que j'ai adorés et je le relis, parce que cela me permet de revivre un moment agréable à travers de nombreux mots.»
Rajesh 19 ans, en terminale
«Vous savez quoi, ça me fait plaisir de savoir qu’une personne est en train de lire ce message maintenant ! J’aimerais vous dire beaucoup de choses. J’espère tout d’abord que vous allez bien.
«Ce que j’aimerais dire, c’est de garder espoir, car l’espoir fait vivre. On vit actuellement tous dans une atmosphère glauque mais ce que vous devez vous dire, c’est que vous n’êtes pas seul, on est ensemble. Vous savez quelle est la plus belle personne ? Lisez le tout premier mot de ce long message. La distance ne changera rien, je vous soutiens de loin, je pense très fort à vous.»
Zaynab 17 ans, en terminale
«Je suis actuellement confinée avec ma famille. Je consacre certaines de mes journées à faire mes devoirs, et je profite de mon temps libre pour lire et entretenir un livre de recettes familiales. Depuis le début du confinement, j’ai décidé de noter dans un livre toutes les recettes qui se transmettent dans ma famille depuis des générations. […] On ne se connaît pas et pourtant vous écrire ces mots m’emplit le cœur de bonheur. En dépit d’être éloignés, nos cœurs, eux, sont rassemblés et battent à l’unisson. Gardez confiance et ayez la certitude que tout ceci s’arrêtera bientôt.»