Comment appréhende-t-on le passage au déconfinement ? Qu'a-t-on rencontré «pendant» que l'on tient à conserver «après» ? «Libération» a posé la question à… Kaori Ito, danseuse et chorégraphe.
«Je vis avec quelqu'un de très écolo. On récupère l'eau de la pluie dans des bassines. Avant, je disais : "C'est sale, c'est bizarre, qu'est-ce que c'est que ce type ?" Evidemment, je détestais la nature. Et encore plus les randonneurs qui viennent la déranger en s'y baladant plutôt que de rester tranquillement chez eux. Si on a une maison, pourquoi ne pas y être ? Et pourquoi ne pas aller au café prendre un café ? C'est ridicule de s'encombrer d'un thermos dans un sac à dos pour se promener dans les montagnes. Je suis née à Tokyo, j'ai vécu à New York, et quand je suis arrivée à Paris, j'ai pensé : "Ça, une ville lumière ? C'est la campagne ! Tout est fermé la nuit. Je ne vais pas y rester trois jours."
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«Le confinement m'a transformée. Avec mon copain, on a commencé à lire les manuels de permaculture, comment tout s'harmonise, comment les mauvaises herbes n'existent pas, comment les plantes se développent en cohabitant. Cela m'a fait penser à nous, les humains, qui passons notre vie à nous cloisonner et à cloisonner toutes les activités alors qu'on pourrait se développer en se mélangeant. Grâce au confinement et alors qu'on est séparé, je me suis aperçue qu'on a vraiment besoin de se rassembler pour se voir, et abattre tous les murs. Chez moi, j'avais l'habitude de poser une cloison imaginaire autour de mon bureau et d'affirmer : "C'est mon bureau." Avec le confinement, je vis avec ma famille en permaculture, je mélange tout, je fais des pompes en soulevant mon fils et en le faisant tourner à toute vitesse, lui se dépense beaucoup, moi, un peu moins.
«J’ai pris conscience que vingt ans de ma vie s’étaient déroulés dans le noir des théâtres à répéter ou à jouer, ou encore à travailler chez moi la nuit. Cela n’a pas de sens ! Le confinement m’a fait découvrir qu’on pouvait danser en plein jour, j’habite au Lilas, dans une toute petite maison mais avec un jardin. Je songe sérieusement créer un tiers-lieu près de chez moi. Dans ce tiers-lieu, il y aurait une école avec une classe unique où les enfants de tous niveaux se mélangeront ; un café-restaurant où ils apprendraient la cuisine et un jardin où un jardinier leur enseignerait sa pratique. Et en plus des cours de cuisine et de jardinage, il y aurait un apprentissage normal. Il y aurait aussi une salle de spectacle et de répétition. Ce serait la même logique que la permaculture avec les gens et les activités qui se mélangent. Quand je mange à la cantine, je n’ai pas du tout envie qu’il n’y ait à côté de moi que des artistes qui se tordent le cerveau avec les problèmes que leur cause leur prochaine création ! J’ai prévu de faire un stage à "la Ferme des enfants" qui propose une scolarité alternative, et j’ai déjà pris contact avec l’association Colibris pour comprendre comment mener à terme cette «oasis». Ma porte de sortie est assez avancée.
Limites
«Pendant le confinement, je me suis arrêtée de danser. Je suis contente de mettre mon corps en jachère. Je fais du yoga, un peu d'acrobaties avec mon fils. C'est un moment où l'on peut vraiment réfléchir à ce que l'on a envie, à ce qui fait sens pour la compagnie, au lieu de prendre des décisions éparses et sur l'instant, comme je le fais d'habitude. Par exemple est apparue cette évidence : j'adorerais avoir un lieu pour jouer un mois entier et rencontrer les spectateurs, au lieu d'enchaîner deux dates par-ci par-là. Ce serait génial d'avoir cette liberté. Avec l'épidémie, une trentaine de dates de ma compagnie ont été annulées. Mais ce qui me crève vraiment le cœur, c'est la suppression du Tambour de soie qu'on devait créer cet été au festival d'Avignon avec Yoshi Oïda qui a bientôt 87 ans. Le spectacle, écrit par Jean-Claude Carrière, était un cadeau pour lui.
«Au Japon, c’est une politesse de porter un masque quand on croit être malade. On ne se mouche jamais en public. On ne doit pas montrer de substance qui sort de son corps. Quand je suis arrivée en France, j’étais très contente de ne pas être obligée d’attendre d’être chez moi pour me moucher. Même à Paris, j’ai découvert qu’il y avait des limites. Je me souviens d’une femme furieuse parce que je mangeais un sandwich dégoulinant et puant dans le métro. Je m’efforçais de faire ma Parisienne. Ça m’a beaucoup intéressé de vérifier que manger une nourriture qui sent dans le métro n’est pas socialement permis. Aujourd’hui, les Français découvrent la distance et les masques. On pourrait presque se croire au Japon, où il est impossible de recevoir un coup de sac dans la rue sans que cela ne soit intentionnel.»