Masque sur le visage et charlotte sur la tête, un homme se présente au rez-de-chaussée de la bâtisse pour faire changer son pansement. Face à lui, une fenêtre grande ouverte, barrée d'un panneau de plexiglas : le sas d'accueil improvisé du centre médical de la rue Sainte-Marguerite, à Pantin (Seine-Saint-Denis). Derrière la façade de cet ancien dispensaire fondé en 1901, l'équipe médicale reprend peu à peu une activité «normale» après des semaines marquées par l'épidémie de Covid-19 : «Depuis quinze jours, les suspicions de coronavirus se sont taries», note Yannick Ruelle, médecin généraliste installé dans la ville depuis 2012 et professeur associé à l'université Paris-XIII.
L'un des enjeux majeurs de la crise a été, explique-t-il, de «réussir à maintenir les soins pour les malades chroniques qui risquent de contracter des formes graves du virus. Ici, dans les quartiers défavorisés et précaires, les taux de diabète, d'hypertension et les risques cardiovasculaires sont plus importants qu'ailleurs, alors que les gens ont moins accès aux soins». Si les consultations reprennent à l'approche du déconfinement, l'accueil des malades est encore limité : une dizaine de patients par médecin et par jour alors qu'en temps normal, les cinq praticiens en accueillent plus d'une vingtaine chacun. Samba, la quarantaine, est venu passer un électrocardiogramme. «J'habite dans 9 m2 avec ma femme et un nouveau-né. Ça pose beaucoup de problèmes au quotidien», soupire ce préparateur de commandes, au chômage partiel depuis le début du confinement, qui avait «peur de venir consulter».
Réquisitionné
La crise sanitaire est un puissant «révélateur» et accélérateur des inégalités sociales dans l'accès à la santé, souligne Yannick Ruelle. «Une de mes patientes est venue me consulter au début de l'épidémie, raconte le médecin. Elle vivait dans appartement de 20 m2 avec sa mère de 82 ans, et présentait des signes suspects de Covid. Je n'avais pas de test, je lui ai prescrit un arrêt de travail. Elle a fini par guérir, mais sa mère est décédée.» Beaucoup ne peuvent pas se permettre d'arrêter leur activité professionnelle : «Un autre patient, employé dans l'agroalimentaire, a été réquisitionné alors qu'il a des facteurs de comorbidité, poursuit Ruelle. Je lui ai montré les démarches pour bénéficier du dispositif de la sécurité sociale, mais son patron l'a menacé de le virer s'il ne venait pas travailler… Il a continué, mais il est tombé malade et a fini en réanimation à l'hôpital. »
Dans ce département peuplé de 1,6 million d’habitants, qui compte trois fois moins de médecins de ville que dans la capitale, le nombre de décès, entre le 21 et le 27 mars, a bondi de 63 % par rapport à la semaine précédente ; à Paris, la hausse était de 32 %. Le 30 avril, la Seine-Saint-Denis comptait au moins 830 décès liés au coronavirus et quelque 1 470 personnes étaient toujours hospitalisées. En deux mois de crise sanitaire, la médecine de ville a elle aussi été frappée par le virus. Cinq médecins généralistes sont morts du Covid-19. Le dernier, décédé en début de semaine, était retraité et avait repris du service dans un centre municipal de santé de Saint-Denis.
«Si on avait eu les moyens nécessaires, peut-être que des vies de patients et de professionnels auraient pu être sauvées, lâche amèrement Jean-Luc Fontenoy, médecin généraliste à Livry-Gargan et président de l'ordre des médecins du département. La médecine de ville s'est sentie mise sur le côté. Les protections sont arrivées au compte-gouttes. C'est de la gestion d'urgence, pas de l'anticipation.» Son confrère Guislain Ruelland, président du syndicat de médecins Union 93, juge lui aussi que «les médecins de ville ont été les grands oubliés» du combat contre le virus : «Certains patients arrivaient avec des masques FFP2 alors que j'ai eu du mal à m'en procurer au début de l'épidémie, explique ce praticien installé à Livry-Gargan depuis 1979. Il m'en restait une quinzaine de l'époque Bachelot. Tous périmés. Il valait mieux ça que rien du tout.»
Au centre Sainte-Marguerite de Pantin, assis autour d'une petite table, les soignants passent leur pause à égrener les profils des patients à venir, et discutent des dernières informations. En début de semaine, le professeur Yves Cohen, chef du service de réanimation des hôpitaux Avicenne à Bobigny et Jean-Verdier à Bondy, a annoncé avoir retesté des prélèvements réalisés en décembre et janvier. L'un d'eux, datant du 27 décembre, s'est révélé positif. «Les tests vont être un enjeu crucial du déconfinement, souligne Yannick Ruelle. Mais très peu de personnes y ont eu accès dans le département. Aussi bien côté patients que côté soignants.»
Depuis le début de la crise, de nombreux patients présentant des symptômes graves d'infection au virus ont été reçus au centre de la rue Sainte-Marguerite, mais impossible de connaître précisément le nombre de cas Covid positifs, car aucun test n'a été effectué sur place. Les praticiens souhaiteraient pouvoir obtenir le matériel nécessaire, sans succès jusqu'à présent. «Le gouvernement annonce 700 000 tests par semaine à partir de lundi, alors que jusqu'à maintenant on doit appeler trois laboratoires pour trouver où faire dépister nos patients du quartier. On ne peut pas leur faire faire des kilomètres, surtout lorsqu'ils sont malades et contagieux», explique Tiphaine Pertuet, médecin généraliste de 32 ans. A ses côtés, une infirmière qui exerce aussi dans les Hauts-de-Seine affirme avoir réalisé «plein de tests la semaine passée à Courbevoie et Neuilly».
Handicaps
Pour illustrer le gouffre qui sépare le département de son voisin parisien en matière de santé, Yannick Ruelle prend pour exemple l'université dans laquelle il enseigne : «A Bobigny, nos promotions ne dépassent pas 60 personnes, et 95 % des étudiants sont obligés de travailler pour payer leurs études. A Paris, les promotions avoisinent les 150 étudiants, et seule une minorité d'entre eux travaille à côté. La Seine-Saint-Denis cumule les handicaps.» A l'accueil, la jeune médecin de permanence enfile à la hâte une surblouse. Un homme de 50 ans souffrant d'hypertension et de difficultés respiratoires vient de se présenter avec 39,4°C de fièvre. Si l'afflux de patients atteints du Covid-19 a diminué dans le département, l'épidémie n'est pas terminée.