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Industrie

A Clermont-Ferrand, l'espoir des Luxfer

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Au moins deux repreneurs se sont manifestés pour relancer la production de la seule usine d’Europe fabriquant des bouteilles d’oxygène médical. L'Etat suit le dossier de près, sous la pression des élus locaux.
Une vingtaine d'anciens salariés de Luxfer veulent empêcher la destruction des machines de leur usine, fermée en 2019. A Gerzat, le 2 mars. (Pascal AIMAR/Photo Pascal Aimar. Tendance Flo)
par Sonia Reyne
publié le 10 mai 2020 à 11h25

A Clermont-Ferrand, les anciens salariés de Luxfer, seule usine d'Europe fabriquant des bouteilles d'oxygène médical et des appareils respiratoires pour les pompiers, se tiennent prêts. Leur espoir? Relancer leur outil de production et participer à leur façon à l'effort de guerre contre l'épidémie de coronavirus. Leur avenir est suspendu à la décision que prendra Bercy. «Il n'y a que l'Etat qui peut faire sauter ce verrou», tempête Axel Peronczyk, représentant CGT des salariés qui ont occupé leur usine en février et en mars. «Si Luxfer refuse de vendre, il faut nationaliser», abonde la députée socialiste du Puy-de-Dôme, Christine Pires Beaune.

PDG du groupe TTH, Thierry Torti a récemment fait parvenir au ministère de l'Economie une proposition de reprise de Luxfer, l'entreprise située à Gerzat, une petite ville aux portes de Clermont-Ferrand. L'usine a fermé en juin 2019, laissant 136 salariés sur le carreau. TTH, constructeur d'engins de travaux ferroviaires, présente le dossier le plus abouti. Un autre repreneur local, dont l'identité reste confidentielle pour l'instant, s'est également mis sur les rangs. «La couverture médiatique des dernières semaines a attiré l'attention d'autres industriels mais aussi de potentiels chasseurs de prime qui verraient là une opportunité», reconnaît Marc Glita, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Alors que les salariés sacrifiés par Luxfer sonnent de l'olifant depuis l'automne 2018, soutenus par le député communiste André Chassaigne, la conseillère municipale de La France Insoumise Marianne Maximi, le maire de Gerzat, Jean Albisetti, et Christine Pires Beaune, il semble qu'à Paris, la machine se mette mette enfin marche pour porter secours à cette ancienne usine Péchiney.

«Arguments fallacieux» contre la nationalisation

Jusqu'à présent, Luxfer Holdings a refusé de céder l'entreprise aux éventuels repreneurs. Pourtant, les salariés avaient déniché le groupe chinois Jinjiang, qui s'est finalement révélé en difficulté. Ils ont aussi monté un projet de Scop, sans que Luxfer n'ouvre de discussion à ce sujet. Vent debout, La France insoumise, le Rassemblement national et le PS réclament la nationalisation de l'usine et se sont trouvés confortés dans leurs revendications par le discours d'Emmanuel Macron fin mars.

«Lors du vote du premier budget rectificatif en mars, j'ai interpellé les ministres qui étaient au banc dans l'hémicycle, rappelle Christine Pires Beaune. Je n'ai pas obtenu de réponse positive pour une nationalisation, même temporaire. Les objections sont fondées sur des arguments fallacieux.» L'Etat affirmait alors que «ni les salariés ni les machines [n'étaient] disponibles pour reprendre l'activité» et que l'oxygène médical n'était pas en péril. La députée PS connaît bien le dossier : «Une production de bouteilles d'aluminium légères et très résistantes, un produit stratégique si l'on veut développer l'hospitalisation à domicile et d'autres productions d'avenir.»

Orfèvres de la métallurgie, les ouvriers de Luxfer Gerzat fabriquaient du matériel d'oxygénothérapie pour les personnes en déficience respiratoire, les ambulances, les ehpad et les hôpitaux. C'est d'ici que sortaient aussi les appareils respiratoires isolants légers (ARI) qu'utilisent les pompiers lorsqu'ils partent au feu. La transition énergétique est un des enjeux verts de ce dossier. Les réservoirs haute pression des véhicules hydrogène et gaz naturel sont un des quasi-monopoles de Luxfer. Outre l'outil de production, «le savoir-faire des salariés est stratégique pour l'avenir de la médecine ambulatoire et la production d'hydrogène en Europe», martèle Christine Pires Beaune.

A l'issue d'une visio-conférence avec Bercy le 7 avril, Olivier Bianchi, maire de Clermont-Ferrand, a écrit à Bruno Le Maire pour l'informer du soutien de la métropole clermontoise à la relance de Luxfer. «Concrètement, dans le cadre d'une reprise, nous pourrions nous porter acquéreur du foncier et le mettre à disposition du repreneur, s'engage Olivier Bianchi. Le montant reste à déterminer puisque celui-ci doit être évalué par la Direction de l'immobilier de l'Etat. Etant donné le niveau de pollution du site, l'usage veut que le foncier soit vendu à un prix symbolique.»

«La solution pour notre indépendance sanitaire»

Un bataillon d'une soixantaine d'anciens salariés est prêt à relancer la production «avec une livraison des premiers produits en deux mois, garantit Axel Peronczyk, le délégué syndical CGT. Ce délai comprend la remise en route des machines, l'approvisionnement en matières premières et la fabrication». Le maire de Clermont-Ferrand évoque un niveau d'investissement nécessaire de 4 à 5 millions d'euros avec une mise en œuvre progressive. «Compte tenu des enjeux majeurs liés à la crise sanitaire et de la volonté de l'acteur local TTH d'investir sur le site, je me suis clairement exprimé en faveur d'un redémarrage de l'activité dans les meilleurs délais», ajoute l'édile. La proposition de TTH comprend la reprise de la production actuelle de bouteilles d'oxygène ainsi qu'un projet à moyen terme pour produire des bouteilles d'hydrogène. Une ambition qui répondrait à l'appel «Projets innovants d'envergure européenne ou nationale sur la conception, la production et l'usage de systèmes à hydrogène» pour lequel l'Etat a prévu plus de 90 millions d'euros. Elle s'intègre aussi dans la dynamique de développement de la filière hydrogène du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes et de grands industriels, notamment Michelin.

Mais ce projet de reprise ne peut pas trouver son modèle économique sans une aide de l'Etat et de BPIfrance pour la remise en état de la chaîne de production, et un contrat d'acquisition de plusieurs milliers de bouteilles sur quelques années par les distributeurs français, dont Air Liquide. «S'il y a une volonté politique, c'est un marché de 18 milliards d'euros par an rien qu'avec les hôpitaux en France, ce sont des carnets de commandes assurés», s'enthousiasme Christine Pires Beaune.

Depuis la fermeture du site puydômois, il n'existe que deux sources d'approvisionnement pour des clients comme Air Liquide : Luxfer en Angleterre et Mesaluminium en Turquie. «Les industriels qui achètent des bouteilles reconnaissent l'intérêt d'avoir d'autres fournisseurs et une production compétitive en Europe, concède Marc Glita, le délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Mais rien n'assure que la production de Gerzat serait compétitive.» La CGT d'Air liquide doute que Mesaluminium soit en capacité de répondre aux exigences de production gaz spéciaux d'Air Liquide. Aujourd'hui, Luxfer Holdings a le quasi-monopole d'approvisionnement pour cette production. «Qu'adviendrait-il si Luxfer venait à déposer le bilan ?» interrogent les syndicalistes d'Air liquide. La réouverture du site industriel de Gerzat sécuriserait l'approvisionnement en oxygène médical en France. «Il ne faut pas évacuer le problème en pensant court terme, argumente Christine Pires Beaune. C'est la solution pour notre indépendance sanitaire. Si nous n'assurons pas une chaîne de production locale sur des produits stratégiques pour la santé, que nous réserve demain?»

Engins de démolition devant l’usine

Dans un contexte mondial de transition énergétique, la production de bouteilles d'hydrogène de haute qualité permettrait aussi d'être leader en Europe sur le marché des trains, des bus et des voitures à hydrogène. TTH a gagné ses galons en Auvergne lorsque sa société a repris en octobre les Ateliers de construction du centre ingénierie et maintenance (ACC). «Leur volonté d'investir dans la métropole clermontoise est un signal positif», apprécie Olivier Bianchi. A l'époque, la secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie et des Finances, Agnès Pannier-Runacher, saluait «ce beau succès collectif qui montre qu'en matière d'industrie il n'y a pas de place pour le fatalisme dès qu'on fait le choix d'unir nos forces», Etat, région et métropole.

Plus grand fabricant mondial de bouteilles en composite haute pression et en aluminium, la société d'exploitation du groupe Luxfer est située à Riverside, en Californie, et possède des usines aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada, en Chine et en Inde. «En fermant ici, Luxfer Gas Cylinders a conforté sa position dominante sur le marché et vend désormais plus cher», se décourage le cégétiste Axel Peronczyk. Luxfer a concentré sa production en Angleterre et aux Etats-Unis. Malgré un bénéfice net de 1,1 million d'euros pour un chiffre d'affaires de plus de 22 millions d'euros en 2018, l'usine de Gerzat vacille aujourd'hui sous les assauts du groupe qui la détient.

Fin janvier, de nombreux engins de démolition stationnent devant l'usine. Au mépris du plan de revitalisation, Luxfer engage un démantèlement offensif. «Ils cherchaient à casser volontairement, avec le risque de voir une friche industrielle polluée abandonnée en plein centre-ville. Ils ont détruit les chariots, endommagé les quais de chargement», se souvient Axel Peronczyk. Ecœurés, les ex-salariés réquisitionnent l'usine. Ils se relaient jour et nuit pour occuper la ligne de front et battre le rappel des pouvoirs publics. Après plusieurs semaines de siège, le confinement marque paradoxalement le début d'une trêve. Selon le délégué interministériel, Marc Glita, Agnès Pannier-Runacher suit personnellement le dossier : «Nous avons besoin d'une solution industrielle pérenne. Il faut identifier un repreneur qui sait faire fonctionner une usine et prendre en compte l'aspect commercial d'un projet. A ce moment-là, nous saurons convaincre Luxfer d'ouvrir des discussions.»