La montée en régime des transports en commun et la réouverture des commerces «non essentiels» étaient les grands pas en avant promis par ce lundi inaugural du déconfinement. Avec cette interrogation : l’affluence serait-elle au rendez-vous et dans quelles conditions ?
Côté transports, en Ile-de-France, on retiendra deux images et un clivage social plus visible que jamais. D’un côté, à 6 heures, des quais et des trains bondés, une distanciation physique impossible à respecter. De l’autre, quelques dizaines de minutes plus tard à peine, des quais et des trains, parfois les mêmes, presque vides. Ou presque pleins, selon la jauge que l’on choisit : la moitié des sièges étant interdits aux fesses et le sol émaillé d’autocollants invitant les voyageurs à se positionner dessus, chacun se tient à bonne distance de son plus proche semblable. On s’accoude ou s’adosse au mobilier. Rares sont les courageux qui osent empoigner les barres, et encore, c’est parfois l’annulaire et l’auriculaire levés. On s’efforce aussi de ne pas trop toucher à son masque, ou bien en vérifiant d’un coup d’œil que personne n’a repéré l’incartade.
Sésames
Bref, c'est calme, hormis quand les nombreux agents de sécurité font la chasse aux rares inconscients non masqués. A la gare Montparnasse, c'est quasiment la guerre des forces de l'ordre : s'y croisent une patrouille de gendarmerie, une équipe de la Sûreté générale - la police interne de la SNCF -, la SNCT, une société de sécurité privée sous-traitante du transporteur ferroviaire, et enfin des gardiens de la paix de la police nationale, postés à l'entrée de la gare et à la sortie des couloirs du métro. «Pour le moment nous ne verbalisons pas, nous reconduisons à la sortie», dit un des policiers en faction. A la gare du Nord notamment, la région Ile-de-France a déployé un dispositif pour fournir gratuitement des masques. Des bénévoles distribuent à tours de bras les sésames qui manquaient tant aux voyageurs qui entrent ou qui sortent.
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Certains médias en ont été pour leurs frais. Vers 9 heures, le parvis de la Défense, où se pressent traditionnellement une noria de cadres et autres salariés du tertiaire, est désespérément vide. Ils sont visiblement restés en télétravail. Esseulée, une équipe de la chaîne de télé américaine ABC semble agacée de s'être levée de si bon matin. Dans la gare RER, Xavier, qui vient de rouvrir sa boutique de vêtements, commence lui aussi à le regretter. Sur le quai, Sébastien, un agent commercial de la RATP, est formel : les rames sont restées peu occupées. La ligne n'a pas vu réapparaître sa clientèle habituelle. Quasiment pas de costumes slim, avec ou sans cravate, y compris «à la pointe de 8 heures».
Pourtant, des images de BFM TV l'ont attesté, la ligne 13 du métro parisien, notoirement surchargée en toutes circonstances, a ressemblé lors de son ouverture à un cauchemar épidémiologique : des gens collés les uns aux autres tout au long d'un parcours traversant la capitale de sa banlieue nord (Saint-Denis) au sud. A en croire la RATP et certains de ses syndicats, il s'agirait d'un dégât collatéral lié à un retard à l'allumage, en raison d'un problème technique dû aux importantes intempéries. «C'est vraiment dommage», a réagi le ministre de la Santé, Olivier Véran, à qui BFM TV a mis ces images sous le nez.
C'est surtout le résultat d'une réalité sociologique : tout comme d'autres lignes dont le terminus se situe au nord de Paris, la 13 transporte de nombreux travailleurs dits «invisibles» : ceux, bien souvent immigrés, qui font le ménage dans les bureaux ou les commerces avant leur ouverture, et qui doivent continuer à aller au turbin, confinement ou pas. Sans avoir la possibilité de négocier leurs horaires, qui peuvent parfois s'étaler sur des journées sans horizon. Le fait a été documenté : durant le confinement, plusieurs lignes étaient régulièrement bondées. «Nos équipes nous avaient déjà alertés sur le fait que dans beaucoup de transports, les rames et les trains étaient moins nombreux, les gens étaient déjà serrés, explique Eric Beynel, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires. C'est le cas dans les lignes qui vont dans les quartiers populaires : les lignes A et B du RER, ou la 13. C'est vrai que pour beaucoup de salariés, le télétravail n'est pas possible.» Il en allait de même, lundi matin, pour les deux premiers trains de la 7, selon Mohammed Oubelaïd, conducteur sur cette ligne et délégué syndical Unsa : «Ce sont les trains qui amènent toutes les femmes et hommes de ménage qui partent travailler sur le centre de Paris. Ils n'ont pas de bagnoles, pas beaucoup de moyens, donc pas d'autre choix. Mais presque tout le monde avait un masque, ou en tout cas quelque chose pour se protéger.»
«Régularisation»
Au gré du confinement puis du déconfinement, ces images auront au moins eu le mérite de rendre plus visibles les travailleurs précaires qui l'étaient peu. «On va pouvoir peut-être pousser plus fortement ces sujets, la régularisation des travailleurs sans papiers par exemple. On ne va plus pouvoir faire comme si ça n'existait pas», espère Marilyne Poulain à la CGT. Même constat du côté d'Eric Beynel à Solidaires : «On pense qu'en ayant de nouveau été visibles, les caissières et caissiers, les gens du nettoyage, ceux des ordures, auront aussi gagné quelque chose vis-à-vis de leurs propres conditions. Et peut-être retrouveront-ils les voies de la remobilisation.»
Pour beaucoup, cette première journée test dans les transports a été dans l'ensemble plutôt rassurante. «J'ai bien fait attention sur les quais quand mon train passait. J'ai vu 100 % de gens avec des masques», dit à la mi-journée Cédric Gentil, conducteur du RER A. Les jours à venir seront cruciaux : on pourrait observer un relâchement, tant du côté des travailleurs que des entreprises. Les syndicats, comme Solidaires, tablent sur une nouvelle hausse du nombre de droits de retrait exercés dans les jours à venir, «notamment dans les secteurs où l'action syndicale est bien organisée». Et du côté de FO, on appelle à la clémence : «J'ai demandé au ministère du Travail qu'on ne verbalise pas les salariés parce qu'ils seraient en irrégularité vis-à-vis de leurs attestations. Qu'on gère les flux OK, mais de là à verbaliser à 135 euros…» plaide Yves Veyrier, patron de la centrale interrogé par Libération.
Côté commerces, aucun doute : après deux mois de fermeture, les clients ne se sont pas bousculés au portillon. A l'entrée du centre commercial Maine-Montparnasse, Yassin, vigile, attend le chaland à côté du flacon pompe de gel hydroalcoolique. Il n'y a pas foule. Les distraits sont vite rattrapés par la patrouille. Une dame lui demande si elle peut entrer sans masque. Yassin, grand seigneur : «Allez, c'est bon…» Où habite-t-il ? «A Etampes [dans l'Essonne, ndlr].» Combien de temps pour venir ? Ce n'est pas le sujet. Yassin a autre chose à faire passer. «Nous les vigiles, on a toujours travaillé. Les gens qui sont au RSA, ils ont une prime et nous, les agents de sécurité, on est toujours les oubliés. Il est bizarre ce gouvernement…»
Khadija, esthéticienne rue du commerce, à Paris, lundi.
Photo Christophe MAout
Agréable surprise
A la gare Montparnasse, le grand Relay du quai central rouvre. Anthony aligne des livres de poche. Lui vit à «l'ouest de la région, juste avant l'Eure-et-Loir». En gros, une heure de transports dans chaque sens. Ce matin, «il n'y avait personne, mais je suis arrivé à 11 heures». Ça aide mais bon, ça a pris une heure quand même. Kheydara, vendeuse chez Intimissimi lingerie, habite le Val-d'Oise et a mis quarante-cinq minutes pour rejoindre la rue de Rennes, à Montparnasse. Bien moins qu'habituellement. Cette agréable surprise revient souvent dans les propos. Jean-Philippe, gérant de Sophie Sacs, un drôle de magasin tout en longueur, affirme que sur la ligne 1 «en venant de Vincennes, il n'y avait personne». La reprise pourrait être plus désagréable.
A 14 heures, rue de Rennes, devant la Fnac, la file des avides de culture s'étire jusqu'au carrefour Saint-Placide, une dizaine d'immeubles plus loin. Vingt minutes d'attente au compteur. C'est loin d'être le cas partout, avec inquiétudes pour l'avenir à la clé. Chez un marchand d'accessoires, foulards, cravates, chapeaux : «On n'a eu personne ce matin.» Dans une boutique de chaussures, deux vendeuses : «On n'a pas eu un client. A quoi ça sert, toutes ces précautions ?» Rareté ce matin, l'une est sans masque et l'autre le porte autour du cou. Elles en sont sûres : «Dans les supermarchés, le gel, personne ne s'en sert.» Toutefois, le pessimisme n'est pas non plus la règle. Coiffeur rue du Commerce, Paris XVe, Camille coupe les cheveux de Gilles. On demande au client s'il y avait urgence. «Dans la tête surtout.» De ce qu'on voit sur la tête, la jungle ne menaçait pas. Camille : «Ça fait du bien ?» Gilles : «Oui, ça fait du bien.» Dans ce salon de quartier ouvert de 9 heures à 19 heures, le carnet de rendez-vous est plein pour la semaine.