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Libération
Journal d'épidémie

«Le sens des priorités»

Déconfinementdossier
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus.
Des masques usés, à Paris, hier. (Photo Joel Saget. AFP)
publié le 13 mai 2020 à 19h24

#JamaisSansMonMasque. Dimanche 10 mai au soir. Il était 20 heures, à la veille du déconfinement. Ce hashtag a fleuri sur les réseaux sociaux, initié par les médecins de stop-postillons.fr, qui depuis deux mois, incitent les Français à confectionner des masques en tissu pour se protéger du coronavirus. Et ce, alors même que religieusement, scrupuleusement, méthodiquement, Sibeth Ndiaye ainsi que le gouvernement répétaient sur tous les tons que les masques étaient inutiles pour la population, malgré l’exemple donné de longue date dans les pays asiatiques.

En première ligne, alors que médecins et infirmiers manquaient de masques, le macronisme gérait la pénurie. Jérôme Salomon refusait de compter les soignants infectés et ceux qui succombaient, en ville comme à l’hôpital. Olivier Véran prétendait qu’ils se contaminaient à l’extérieur. Et tous assénaient que porter un masque hors de l’hôpital était pour le citoyen lambda au mieux inutile, au pire le signe d’un coupable incivisme.

Inlassablement, face à ce mur de désinformation, les soignants écrivent des tribunes, des messages sur les réseaux sociaux pour inciter les gens à se protéger. Ils leur conseillent de coudre des masques, et s'interrogent sur la stratégie du pouvoir. Conscients qu'à un moment ou un autre celui-ci se retrouverait cerné par ses mensonges et obligé de changer de ton, ils ne comprennent pas ce négationnisme, et ne peuvent imaginer que les responsables de ce énième fiasco en feront porter la responsabilité… aux médecins. «Le changement de doctrine n'est pas politique, mais scientifique», entendrait-on un jour. Comme disait un grand penseur allemand : «Plus c'est gros, plus c'est censé passer.»

Fruits pourris

Parce que la distribution des masques dépendait essentiellement d'initiatives locales, de la débrouillardise de certains maires, d'accords passés avec la grande distribution sur le dos des pharmacies sommées de gérer un maigre stock au compte-gouttes, le déconfinement se profilait dans une grande cacophonie. La population était enfin incitée à porter un masque, mais encore fallait-il en avoir un. Et des mois de mensonges répétés, d'injonctions contradictoires, portaient leurs fruits pourris. En quelques jours, ces médecins se sont lancé le défi, ont contacté diverses personnalités, de Christian Andreo, président d'Aides, à Laurence Ferrari, de Pierre Ménès à Yvan Le Bolloc'h. L'action consistait à se photographier avec un masque et à poster à l'heure dite le selfie avec le hashtag #JamaisSansMonMasque et le slogan : «Quand je mets mon masque, je me protège, je te protège.»

Comme l'explique mon ami le docteur Yvon Le Flohic, 53 ans, le but de ces généralistes était d'éviter une vague de nouvelles contaminations après le déconfinement, en incitant principalement les Français à porter un masque en lieu clos et confiné, transports et supermarchés, tout en respectant les distances de sécurité, et, à l'extérieur, au milieu d'une foule. «On monte au créneau car le fait que la population ne porte pas de masque, par exemple dans les magasins ou supermarchés, crée vraiment un risque. Si on ne modifie pas ça dans la quinzaine de jours qui vient, on aura des gros problèmes. On risque de ne pas y échapper.» Mais le double discours de politiques ayant longtemps affirmé que le port du masque constituait une fausse sécurité rendait sa promotion compliquée. D'autant qu'après deux mois de confinement, le soudain revirement stratégique heurtait l'opinion et, pour certains, transformait un équipement de protection que les soignants avaient désespérément recherché pendant des semaines, en nouveau diktat gouvernemental.

Et cela ne manqua pas. Si l'initiative de ces trublions eut de l'effet et fut largement relayée, elle suscita son flot de mécontents, sous les prétextes les plus divers. Certains martelèrent ainsi que tant que le masque n'était pas disponible gratuitement partout, ils n'en porteraient pas. S'ils pointaient un réel problème de santé publique, ils semblaient escompter que, muet d'admiration devant une telle posture bravache, Sars-COV-2 se tiendrait respectueusement à l'écart. D'autres, narcissiques habitués à la victimisation, dénonçaient l'insupportable injonction du pouvoir médical, réussissant à décrypter dans cette simple affirmation aisément vérifiable, «Quand je mets mon masque, je me protège, je te protège», une ingérence intolérable à leur liberté de penser.

En découvrant ces réactions, je n'ai pu m'empêcher de me souvenir que nous avons déjà subi, lors d'un épisode précédent, les négationnistes du confinement, faux rebelles et vrais Narcisses. Le 17 avril, sur CNews, Yann Moix s'était illustré en lançant une diatribe contre le confinement : «Je ne comprends pas pourquoi l'être humain est incapable d'affronter la mort en sortant de chez lui, c'est pour moi un mystère total, je ne comprends pas la panique mondiale, universelle, internationale, qu'il y a sur ce virus, qui est certes terrible, parce que j'ai des amis qui sont morts…» On l'avait alors saisi, l'avis absolument non orthodoxe de l'écrivain masculiniste était borné par son habituel égocentrisme. Ce qu'il y avait de terrible avec le coronavirus, ce n'était pas tant le fait qu'il s'agisse d'une pandémie mondiale, mais le fait qu'il ait tué des amis de Yann Moix. L'homme qui avait déterminé que 50 ans était la date limite de consommation chez les femmes terminait sa diatribe par ces mots : «Evidemment à partir de 70 ans, il faut faire attention, il faut se cloîtrer, il faut se retrancher, il faut se confiner, mais je pense qu'un être humain entre 18 et 70 ans a la liberté de sortir de chez lui, pour vivre, c'est-à-dire pour prendre le risque de mourir.» A quoi Isabelle, ancienne institutrice de 73 ans, avait répondu sur Twitter, résumant bien le sentiment de nombreux auditeurs : «Alors, Yann Moix dit que ça lui est égal d'attraper le corona et de casser sa pipe ? Mais aucun problème pour moi, ça m'est aussi égal que Yann Moix attrape le corona et casse sa pipe.»

Frédéric Beigbeder n'a pas voulu être en reste et nous a gratifiés le 5 mai, dans les Grandes Gueules, d'une philippique plus gratinée encore. Après avoir expliqué qu'il était père de trois enfants, l'auteur de l'inoubliable aphorisme «la paternité, c'est de la pédophilie platonique», nous expliqua qu'il était donc confiné avec «une fille de quinze ans à qui on vole sa jeunesse» et deux petits enfants… qui lui donnaient manifestement très envie de s'aérer. Et l'ami de Gabriel Matzneff de se lancer dans une exhortation passionnée à se libérer du joug médical : «Je ne comprends pas cette soumission des citoyens qui ont obéi de manière aussi docile… En voulant se protéger de la mort, on supprime la vie en ce moment. Cette trouille nous empêche de vivre alors moi je pense que… on l'a fait pendant deux mois, c'était très utile, c'était très bien, […] mais maintenant ça fait deux mois ça fait plus qu'au Moyen Age les gars, au Moyen Age c'était quarante jours, là on en est à cinquante ! Il faut exiger de récupérer toutes nos libertés le plus tôt possible, le prix à payer est trop cher pour cette maladie : je prends un exemple, quand y'a eu des terroristes qui ont descendu tout le monde au Bataclan et qui ont attaqué les terrasses des cafés, qu'est-ce qu'il s'est passé, on a continué à vivre comme avant, on n'a pas arrêté d'aller aux terrasses des cafés. Pourquoi est-ce qu'un virus obtient plus de résultats que des terroristes assassins, y'a un moment il faut prendre conscience de ce qu'on est en train de perdre !»

«Sanitairement correct»

S'ensuivit entre les piliers de comptoir présents en plateau une dénonciation du «sanitairement correct». Et cette observation : «C'est intéressant de voir que les gamins ne sont pas du tout dans une revendication de liberté et obéissent de façon mieux que les adultes qui seraient plutôt plus révoltés et plus rebelles.» A quoi Beigbeder répondit, avec un soupçon inhabituel de lucidité : «Ben oui mais c'est parce que nous on est des boomers, on a été très gâtés, on n'a pas eu de guerre… et on a eu la liberté dans les années 80, 90 et 2000 et là on voit une jeunesse et une majorité de Français qui acceptent ce pouvoir médical… On vous dit de rester chez vous, c'est très bien, on l'a fait pendant deux mois… C'est la fin de la culture des bars, des terrasses, des discothèques… Ne supprimons pas toute notre civilisation pour une pneumonie.» Et le grand rebelle de conclure : «On est dans un état de paranoïa qui est organisé par le pouvoir, c'est mondial c'est pas qu'en France.» Laissant augurer que la fin de la culture des bars, en tout cas, c'était pas pour demain.

Je suis allé vérifier dans mes archives et j'ai retrouvé sur le site de la tombola des Stars solidaires, sous le hashtag #ProtègeTonSoignant, la participation de Frédéric Beigbeder, qui mettait dans la cagnotte aux enchères la dédicace de son prochain roman. Après l'épisode lamentable du vrai-faux soutien à Gabriel Matzneff, avec cet aveu incongru comme quoi l'homme qui avait célébré et applaudi l'œuvre libératrice d'un pédophile n'avait œuvré pour le gratifier d'un prix Renaudot que parce que, en réalité, il le prenait pour un mythomane, Beigbeder nous offrait une nouvelle preuve de son incroyable talent. Dans sa grande générosité, il avait remercié «évidemment le personnel soignant, tout ça d'accord, j'ai applaudi tous les soirs à vingt heures mais maintenant ça fait deux mois» et il était temps de passer à autre chose, de revenir au monde d'avant, de faire réentendre sur les plateaux le délicat vibrato de la vacuité.

Le Covid, comme le souci de ménager un personnel médical affrontant l'indicible sans protection adéquate, ça allait bien un moment. Mais il fallait garder le sens des priorités : «L'être humain, avait expliqué une protagoniste des Grandes Gueules, ne se lève pas uniquement pour aller au travail, rentrer, manger.» J'ai pensé aux urgentistes, aux réanimateurs, aux généralistes des clusters, à ce qu'ils avaient affronté, à ce qu'ils affronteraient à nouveau le lendemain. Au fait que certains d'entre eux auraient bien aimé «aller au travail, rentrer, manger». Au fait qu'ils auraient même soigné Moix et Beigbeder.