Les images ont tourné en boucle en ce premier week-end de déconfinement : des Français qui retrouvent avec enthousiasme, malgré les masques et un périmètre toujours limité, le chemin de certaines plages et parcs, du shopping, de la balade… Mais ce sentiment de délivrance n'a rien de systématique. Certains, qui n'avaient pourtant pas accueilli le confinement avec plaisir, peinent à s'en défaire, voire s'y maintiennent volontairement, et tous ne sont pas hypocondriaques. Libération est allé à leur rencontre.
Patrick, 51 ans, intermittent du spectacle près de Rennes : «On a toujours des interdits dans la tête»
«Je vis à quelques kilomètres de Rennes, dans une petite maison avec jardin et, depuis le 11 mai, je n’ai rien fait de plus que pendant le confinement. J’attends de voir comment ça va se passer d’ici deux ou trois semaines. Je n’ai pas envie qu’à la fin du mois on reparte dans une phase de confinement et qu’on repousse encore l’ouverture des restaurants et des cinémas ! C’est un peu paradoxal mais je reste confiné pour éviter une nouvelle période de confinement… Il faut dire que j’ai de la chance, je vis avec mon amie qui s’est mise au télétravail et s’en trouve très bien, et nous avons un jardin où on peut sortir et faire des barbecues. J’imagine qu’il y a des tas de gens qui vont se balader dans la forêt, tout près de chez nous, mais je n’ai pas envie de les croiser et je n’y suis pas retourné promener mes chiens comme je le faisais auparavant.
«Je dois aussi préciser que je suis d’un naturel anxieux et très hypocondriaque, ce qui me rend très prudent. Pendant le confinement, mon médecin a dû insister pour que je me déplace pour le renouvellement d’une ordonnance. Je regarde aussi beaucoup la télévision et les journaux numériques, et ce qu’on y raconte est très angoissant, avec des tas d’informations contradictoires. On ne sait plus quoi penser. On s’est aussi habitués à un certain rythme, à faire les courses près de chez nous, des apéros en visioconférence avec nos potes, à regarder des films, des séries… Qu’est-ce qu’on pourrait faire de plus ? Aller voir des amis ? Curieusement, nous n’avons pas eu de sollicitations et je préfère attendre. Se projeter dans des vacances ? Des week-ends ? Avec la règle des 100 km, c’est difficile. Finalement, les choses n’ont pas beaucoup changé, on a toujours des interdits dans la tête. Il va quand même falloir que j’aille la semaine prochaine à Rennes pour une réunion de travail… Je vais mettre un scaphandre !»
Louise, 32 ans, rédactrice à Antibes : «J’étais autorisée à être tranquille chez moi»
«Depuis cinq ans, j’apprécie la solitude plus que je ne la crains. Pour moi, un vendredi ou un samedi soir chez moi, c’est le bonheur. Et avec le recul, le confinement a été quelque chose de plutôt cool. Pour la première fois, j’étais autorisée à être tranquille chez moi sans aucune pression sociale. Evidemment, à l’annonce, c’était anxiogène. On est enfermé chez soi, on ne sait pas où on va, j’ai vécu cette incertitude comme tout le monde. Il y a aussi eu des moments pesants : je suis confinée seule, ma famille est à 900 km, je ne voyais mes neveux et nièces que par Facetime. Mais je n’étais ni angoissée ni déprimée. Certains étaient terrorisés à l’idée d’être seuls, enfermés, comme en prison. Une pote m’a même dit qu’elle criait dans son oreiller le soir. Moi non, je m’endormais comme un bébé.
«Avec le déconfinement, tu passes de 0 à 1 000 en une nuit. Ça ressemble à la soirée du nouvel an. Lundi soir, je me serais crue le 31 décembre. Si tu n’étais pas dehors en train de voir des gens, soit tu étais un loser, soit tu avais un problème psy. Subitement, les seules questions qui existaient c’était : tu fais quoi ? Tu sors quand ? Tu vas voir qui ? Ça a un côté anxiogène. J’ai adopté un chien il y a deux mois. C’est à la fois un bon prétexte pour refuser des invitations et habiller un peu plus mon cocon : le chien, Netflix, le canapé. Mais c’est aussi une pression. A chaque sortie, je croisais une tonne de gens qui me parlaient. Promener le chien quatre fois par jour m’a forcée à me sociabiliser, à garder un rythme hypercalé et à avoir une prise avec la réalité extérieure.
«Depuis mars, je suis allée uniquement chez l’une de mes meilleures amies parce que c’est ma voisine. Bien sûr que je vais continuer à sortir et à me rendre à des événements. Mais ça me videra toujours de mon énergie : j’organise ma journée en fonction de ça, les transports sont une perte de temps et c’est une charge psychologique. Cette pression avait disparu de mon quotidien pendant deux mois.»
Charlotte (1), 30 ans, CPE dans la région lyonnaise : «Je me disais : "Recule, recule, arrête de me parler"»
«Plus jeune, j’ai été très hypocondriaque, ça s’est calmé et j’étais tranquille depuis cinq ans. On connaît les effets du coronavirus mais on ne le maîtrise pas : ça m’a fait retomber dans mes angoisses. Le confinement m’a vraiment rassurée, je ne suis pas du tout sortie pendant trois semaines, le plus loin où je suis allée, c’était au - 1 pour poser la poubelle. Ma première sortie dehors, j’ai tenu dix minutes. Tout était fermé, tout le monde portait des masques, c’était trop flippant. Semaine 4, j’ai réussi à sortir un quart d’heure. Semaine 5, j’ai recommencé à aller chez le fromager car je savais qu’il n’y aurait personne. Une fois, une deuxième personne est entrée dans la boutique, début de la panique, respiration bloquée, je n’arrivais plus à réfléchir, alors j’ai coupé court et je suis revenue avec la moitié de la liste.
«On a été invités chez des amis proches dont je sais qu’ils ont été hyperprudents pendant le confinement. Mais je me dis qu’ils sont peut-être porteurs sains, je vais me retrouver dans un univers étranger et je ne peux pas passer mon temps à me laver les mains, ce ne serait pas très poli. Du coup, je préfère inviter chez moi. Deux amis sont venus, j’ai mis une rallonge à la table pour qu’on soit vraiment à distance… J’ai commencé à retourner au collège la semaine dernière, par demi-journées pour me préparer. Je reste beaucoup dans mon bureau, dans lequel personne n’entre, fenêtre toujours ouverte. J’ai dû assister à une réunion. La pièce était grande, mais la première demi-heure a été très chaude : ma jambe tremblait de dingue, je respirais mal. Des parents d’élèves se sont approchés, je me disais : "Recule, recule, arrête de me parler." Ce lundi, c’est la rentrée, ça va être horrible. Plein de trucs me passent par la tête, comme mettre des cale-porte pour éviter que quinze gamins touchent chaque poignée. Je sais qu’il va falloir reprendre le rythme, mais ça va me demander de gros efforts, je dors mal et ça m’épuise.»
Anastasie, 30 ans, conseillère dans une école en Gironde : «Je ne ressortirai pas avant la fin de l’été, au minimum»
«J’assume totalement : je suis complètement flippée par le déconfinement. Une chose est sûre, je ne ressortirai pas de chez moi avant la fin de l’été, au minimum. D’abord parce que je suis enceinte de sept mois, donc je prends toutes les précautions. Mais même sans ça, ma décision aurait été la même. On a été confinés pendant deux mois et, du jour au lendemain, les gens ressortent en masse… Je comprends l’intérêt économique, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de juste milieu. Il y a aussi une grande confusion entre la fin du confinement et la fin du virus, alors qu’on en est très loin. Il n’y a ni traitement ni vaccin. Et même s’il y en a moins, des gens continuent de mourir.
«Ma situation professionnelle et celle de mon mari n’aident pas à relativiser, je suppose. Je suis conseillère dans une école d’arts post-bac et plusieurs élèves sont tombés malades. Lui travaille comme conseiller dans les pompes funèbres, il rencontre régulièrement les familles des défunts. Et l’une de mes proches amies a contracté le Covid. Mais en plus de tout ça, je le vois bien aux infos, sur les réseaux sociaux : les gens se relâchent totalement. Au final, c’est un peu comme sur la route : tu as beau prendre toutes les précautions du monde, si t’as un con en face qui ne respecte rien, tu peux avoir un accident.
«A la maison, les règles d’hygiène sont très poussées. Le déconfinement n’a rien changé. On a instauré un circuit sanitaire hyper strict. Quand mon mari rentre du travail par exemple, il continue d’enlever ses chaussures, ses vêtements, de se laver avant de circuler dans le logement. Je désinfecte aussi tous les objets qu’il a pu toucher : ses clés, son portable, les trucs qui traînent dans sa poche. Ça l’énerve un peu parfois, mais il me soutient. Il a deux filles adolescentes que nous accueillons une semaine sur deux pour la garde alternée. Heureusement, elles respectent les règles avec beaucoup de maturité. A table, par exemple, on ne se passe pas le sel. Evidemment, je ne suis pas sortie depuis le début du confinement, sauf pour mes rendez-vous médicaux urgents. C’est mon mari qui fait les courses. Quand il revient, je désinfecte tous les emballages, je laisse reposer dans le garage… Certains de mes proches me trouvent parano, ma façon de faire divise. Parfois, j’ai moi-même l’impression que je deviens folle, que mes rituels alimentent une psychose qui s’installe vicieusement et durablement. C’est très dur, car je suis très sociable, j’adore sortir. Puis je me souviens que c’est temporaire, que je fais tout ça pour ma santé et celle de ma famille.»
Olivia, 49 ans, attachée de presse dans l’édition à Paris : «La parenthèse enchantée s’est refermée»
«J’ai si bien vécu le confinement que là, j’ai comme un deuil à faire, totalement inattendu. Les premiers jours, j’étais comme tout le monde, en état de sidération. D’ailleurs, je n’ai pas lu pendant une semaine, ce qui ne m’arrive jamais. Et puis, probablement que mon esprit a trouvé ce qui allait lui faire du bien. Dès le lundi, je suis sortie marcher et faire des courses avec mon fils et à partir de là, c’est une parenthèse enchantée qui s’est ouverte, chez moi et dans Paris. J’habite en bas de Montmartre et soudain, j’ai pu arpenter seule ou quasiment, et dans le silence, ce quartier habituellement bondé de touristes. Je ne l’avais jamais vu comme ça, je l’ai découvert. Chaque jour pendant deux mois, j’ai donc marché, sans jamais dépasser le périmètre du kilomètre, c’était une échappée extraordinaire. Un privilège immense.
«J'ai aussi la chance que mon appartement donne sur un square et sur un jardin. Du coup, j'ai assisté au réveil de la nature au printemps, il remontait des odeurs de terre, on entendait les grillons… Ça avait une magie incroyable. Je n'ai pas du tout regretté de n'être pas partie me confiner dans ma maison de campagne. Au contraire, cette expérience m'a rapprochée de Paris, qui n'était plus juste une cité de béton et de bars. J'entrevoyais le Paris d'avant, son histoire. Du coup, alors qu'on était empêchés, j'ai ressenti une grande sérénité, avec un sentiment de grande liberté intérieure, tout en étant parfaitement consciente de la crise sanitaire et de ses conséquences sociales et économiques - comme je travaille dans l'édition, j'en fais aussi les frais avec la fermeture des librairies pendant deux mois. Tout en étant convaincue qu'il faut que tout redémarre, j'ai eu un gros coup de mou hier en constatant que ça reprenait, le bruit, les gens dans la rue, même s'il n'y a pas encore foule. J'ai conscience que j'ai été ultraprivilégiée de vivre le confinement comme ça, je le disais à mon fils : "Profite bien, on ne revivra jamais un moment pareil."»
Romain, 40 ans, avocat à Paris : «Je réponds "c’est super compliqué" aux copains qui proposent de se voir»
«J'ai vécu le confinement chez moi, 30 m2 dans le centre de Paris. En temps normal, j'y suis peu, plutôt au boulot ou avec les copains, et je n'y travaille jamais, je tiens au "havre de paix". Là, contraint et forcé, je m'y suis mis et, très étonnamment, facilement. Comme au plan judiciaire tout était à l'arrêt, j'ai fait le peu que je pouvais faire très lentement, ça occupait les après-midi… Et quand je sortais, c'était dans un périmètre de 100 m maximum : tabac, achat de nourriture. Je n'ai vu personne. Pas même ma copine. Par son travail, elle est en contact avec beaucoup de monde, alors le confinement venu, on a décidé de ne pas se voir. On se téléphonait, c'est tout. Le confinement a-t-il été le révélateur ou le déclencheur, sachant que cette relation était faite de hauts et bas ? Toujours est-il que je me suis fermé comme une huître, j'ai refusé qu'on se voie même avec la distanciation de rigueur, et j'ai fini par mettre un terme à cette relation avec une intransigeance que je ne me serais pas autorisée dans un autre contexte.
«Ce qui me trouble, c'est que maintenant, alors que je ne suis pas hypocondriaque et que j'ai, dans l'absolu, énormément envie de revoir les copains, je leur réponds "c'est super compliqué" quand l'occasion se présente concrètement, et je m'en trouve bien. Les gens n'insistent pas, il y a un consensus sur le fait que chacun vit le moment à sa façon, c'en est fini du fantasme du déconfinement façon orgie générale dans des litres de mojito. J'ai aussi l'impression qu'il faut réapprendre certaines choses : quand j'ai repris mon scooter pour aller au travail, au bout de trois semaines j'ai eu l'impression de faire le Paris-Dakar… Par ailleurs, même si ça peut sonner grandiloquent, ce moment pointe pour moi la question du sens de ce qu'on fait, pour nous, mais aussi pour la société. Ceux qui ont permis qu'on ait à manger, ne sont pas les CSP + qui travaillaient à distance, mais la France des gilets jaunes, ceux qui n'avaient pas le choix et qui ont été exposés à des risques. On va faire quoi de tout ça, les cartes vont-elles être vraiment rebattues ?»
(1) Le prénom a été modifié.