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Contagion

Coronavirus : les mesures barrières piétinées dans les abattoirs

Déconfinementdossier
Les clusters se multiplient dans les abattoirs, qui ont continué à fonctionner pendant toute la durée du confinement pour assurer le ravitaillement de la population. Dans ces usines, les mesures barrières ne sont pas toujours respectées.
Un employé de l'abattoir Tradival après avoir été testé au Covid-19, à Fleury-les-Aubrais, près d'Orléans, le 18 mai. (Antony Paone/Photo Anthony Paone. Reuters)
publié le 18 mai 2020 à 19h00

Que se passe-t-il dans les abattoirs ? Pourquoi les cas de Covid-19 se multiplient-ils dans ces établissements industriels ? Trois sont d'ores et déjà touchés en France : un en Bretagne, un en Vendée et l'autre dans le Loiret, à Fleury-les-Aubrais, près d'Orléans. Dans cet abattoir spécialisé dans le cochon, provisoirement fermé par les autorités, et appartenant au groupe Sicarev, 34 cas de Covid-19 ont été signalés. Dans les Côtes-d'Armor, près de Saint-Brieuc, 69 personnes se sont révélées positives au sein de l'abattoir Kermené. Enfin, une vingtaine de cas ont été détectés dans l'abattoir Arrivé, spécialisé dans la volaille, en Vendée.

La France n'est pas le seul pays concerné par de tels clusters : aux USA et en Allemagne notamment, des abattoirs sont aussi considérés comme de nouveaux foyers de contagion. Pour assurer le ravitaillement de la population, le travail a été maintenu pendant toute la durée du confinement dans l'industrie agroalimentaire et notamment les abattoirs. «On fait partie des petites mains. Mais personne n'a parlé de nous», souligne Assekou (1), 30 ans, dont plus de dix passés au sein d'un abattoir de bovins (environ 50 000 vaches et bœufs tués par an). Outre que ces usines ont continué à fonctionner et les ouvriers à se côtoyer, leurs conditions de travail ont peut-être aggravé le phénomène de contagion. Les témoignages de salariés sont difficiles à recueillir. Mais ceux qui, sous couvert d'anonymat, acceptent de raconter leur quotidien, laissent entendre que les mesures barrières sont loin d'être respectées au sein de ces usines.

«Un seul masque par matinée»

Assekou est chargé d'éviscérer les animaux. Il raconte : «On travaille dans un environnement extrêmement bruyant. Quand on doit se parler, on est obligés de se rapprocher et d'ôter notre masque pour se faire comprendre, d'autant qu'on porte des casques et des bouchons d'oreille.» De plus, relate ce témoin, le même masque est conservé par les ouvriers durant de longues heures. «Nous travaillons en général de 6 heures à 12 h 30, et n'avons qu'un seul masque par matinée alors qu'il peut être vite souillé, notamment par des projections de sang ou d'excréments.» Lui-même originaire du Mali, Assekou explique que de nombreux salariés de son abattoir sont étrangers. «La plupart viennent des pays de l'Est, et certains ne parlent pas français. Difficile dans ces conditions de leur expliquer ce qui est mis en place en termes de mesures barrières… Mais certains ouvriers français, eux aussi, ne portent pas de masque. On a essayé de faire remonter l'information mais la direction n'a pas bougé.»

Mauricio Garcia-Pereira, qui a travaillé sept ans dans un grand abattoir à Limoges avant de dénoncer cette industrie dans un livre (intitulé Ma vie toute crue), raconte : «Dans un abattoir, on est tous en contact, tout le temps. Pas seulement avec les gens de l'abattoir, mais aussi avec les grossistes, les transporteurs, les acteurs du conditionnement, tous ceux qui gravitent autour… Quant à porter un masque pendant des heures, dans un endroit où l'on tue en moyenne 35 vaches à l'heure, c'est impossible. Imaginez l'atmosphère : on transpire, on étouffe là-dessous.» Autres risques pointés par plusieurs témoins : les croisements des salariés dans des vestiaires très exigus, dotés de douches «très peu nettoyées» selon Assekou. Idem dans les salles de pause, où la promiscuité est de rigueur.

«Conditions pires qu’avant»

Michel Kerling, qui a travaillé durant trente ans dans un abattoir Bigard, dans l'Eure, avant d'assurer des fonctions syndicales au sein de la fédération agroalimentaire de FO, confirme que vestiaires, douches et salles de repos peuvent présenter d'importantes défaillances dans la mise en place de mesures barrières face au virus. «Je m'interroge aussi, dit-il, sur la partie désossage, où les salariés travaillent en face-à-face sur des tapis de 80 cm de large…» Ce syndicaliste raconte lui aussi que des travailleurs venus notamment des pays de l'Est et d'Afrique ne sont «pas tous aptes à comprendre les consignes, ne sachant pas lire ou parler le français».

Démission, accidents du travail, burn-out, contrats courts… Dans les abattoirs, le turnover des salariés s'avère particulièrement élevé. «De la promiscuité aux masques de mauvaise qualité, les salariés des abattoirs ont travaillé durant le confinement dans des conditions pires qu'avant», estime Julien Huck, secrétaire général de la fédération agroalimentaire de la CGT. Selon lui, c'est l'ensemble de l'activité qui est problématique en cette période de pandémie : «Les pressions sont très fortes pour maintenir, voire accélérer les cadences. Les salariés, souvent en contrats précaires, et payés au smic, n'ont pas le choix.» Julien Huck dit avoir envoyé plusieurs courriers au ministère de l'Agriculture pour l'alerter sur ces conditions de travail particulièrement à risques dans le contexte actuel. «On n'a reçu aucune réponse, assure le syndicaliste. Partout, plutôt que de faire appel aux stocks de viande, les salariés ont continué à travailler et à être utilisés comme de la chair à canon.»

(1) Le prénom a été modifié.