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Récit

Crise sanitaire : privés de messes, les curés se mettent en scène

Déconfinementdossier
Face à la fermeture des lieux de culte, finalement autorisés à reprendre ce samedi, les prêtres ont tout tenté pour pallier la frustration des fidèles. Si contrairement à leurs voisins étrangers, les religieux français n’ont pas diabolisé l’épidémie de Covid-19, ils en ont profité pour remettre des pratiques traditionalistes au goût du jour.
L’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit, mène une bénédiction devant la basilique du Sacré-Cœur, le 9 avril à Paris. (Photo Christophe Petit Tesson. MAXPPP)
publié le 22 mai 2020 à 18h46
(mis à jour le 22 mai 2020 à 19h41)

Le jour de Pâques, le père Giovanni de Checchi a accompli un étrange pèlerinage. Assisté de quelques séminaristes, ce prêtre italien originaire de Padoue mais qui officie dans une paroisse près de Montpellier (Hérault) a fixé sur le toit d’une modeste voiture blanche ce que les catholiques appellent le Saint-Sacrement, c’est-à-dire une hostie consacrée pendant la messe et enfermée dans un ostensoir, objet liturgique en forme de soleil. Equipé de la sorte, le véhicule a tourné, cet après-midi du 12 avril, dans les quatre communes du fief paroissial du curé : Vendargues, Baillargues, Saint-Brès et Saint-Aunès. Sans que d’ailleurs le conducteur et les passagers, d’après ce qu’on en voit sur les photos, ne portent de masques. Imprudence ? Ou témérité qu’aurait donnée l’assurance d’une (éventuelle) protection divine ?

Folie des hauteurs

Baroque et quand même très loufoque, l'initiative a valu au père Giovanni les honneurs du quotidien local Midi libre. Le prêtre, selon le correspondant du journal, «a pu apporter dans cet étonnant équipage un peu de baume au cœur à ses ouailles, les rassérénant dans cette frustration générée par l'épidémie du Covid-19». La frustration dont il est question est celle, pour les fidèles catholiques, de n'avoir pas pu assister aux offices religieux de Pâques. Agé de 50 ans, le père Giovanni a-t-il, ce jour de Pâques, voulu remettre à l'honneur et moderniser des pratiques populaires en temps de pandémie, très vivaces dans son pays d'origine ? Un prêtre de Montpellier qui, comme beaucoup de ses collègues, n'était pas au courant de la promenade pascale et automobile du Saint-Sacrement initiée par le père Giovanni est dubitatif : «J'ai vu cela dans la presse locale. A titre personnel, je trouve que c'est une connerie, une instrumentalisation des sacrements. Mais je pense qu'il y a surtout de la naïveté chez le père Giovanni.»

Comme le remarque l'historien Alain Rauwel, spécialiste des rites à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), la pandémie du Covid-19 a favorisé dans les milieux catholiques un goût prononcé pour des monstrations de Saint-Sacrement. «Il y a toujours eu beaucoup de processions lors des épidémies», précise l'historien. C'était une manière de protéger du mal l'espace traversé et ses habitants. Voire de le repousser. Outre les reliques de saints - à Limoges, l'évêque a ainsi sorti le 19 avril le crâne de saint Martial de son reliquaire. Le Saint-Sacrement, censé être pour les catholiques une incarnation du divin, était souvent exhibé.

Confinement oblige, l'appropriation de l'espace par des rites religieux était compliquée. Chez les évêques et les prêtres, on a rivalisé d'imagination. D'abord en Italie, gourmande de ces pratiques et où la pandémie a durement frappé. Là-bas, des curés en nombre sont montés dans les clochers de leurs églises pour bénir de là-haut la ville et les fidèles. Paris n'y a pas échappé. Mais plus sagement, son archevêque Michel Aupetit a choisi Montmartre pour y bénir la cité, le 9 avril, de la butte. La basilique du Sacré-Cœur - aux relents réactionnaires car elle a été construite, au début du XXe siècle en réparation de la Commune - demeure un lieu de pèlerinage (et de tourisme) très prisé. De là-haut, Aupetit a brandi son ostensoir au design moderniste. «Viens bénir notre ville capitale et tous ses habitants, particulièrement ceux qui sont le plus éprouvés par la maladie, l'isolement, le manque de logement», a-t-il prié. L'affaire s'est passée sous les yeux bienveillants d'Anne Hidalgo, protégée par un masque, comme les quelques prêtres qui entouraient Aupetit. La présence de la maire de Paris - à qui on a connu des convictions laïques nettement plus affirmées - est passée relativement inaperçue. Et n'a pas suscité, comme cela aurait été le cas en temps ordinaires, de polémique. Alain Rauwel n'y voit pas une entorse à la laïcité : «En Italie, on a beaucoup vu de responsables politiques locaux aux côtés des autorités religieuses dans de telles circonstances.» Mais ce qui est courant de l'autre côté des Alpes ne l'est pas obligatoirement en France…

La folie des hauteurs en a saisi d'autres. Armé de son ostensoir, Bruno Lefèvre-Pontalis, le curé de Saint-François-Xavier, une imposante église des beaux quartiers du VIIe arrondissement de Paris, a grimpé sur le toit de son lieu de culte. «Chez les prêtres, on a vu naître des vocations d'alpinistes», raille un éditeur catholique. En solitaire, l'exploit, immortalisé par des photos qui ont abondamment circulé, est une manière de contourner l'impossibilité matérielle des processions. Et pour un catholicisme identitaire acceptant mal le fait d'être désormais minoritaire dans la société française, l'expression inconsciente sans doute d'une volonté de reconquête du territoire. S'élever le plus haut possible au-dessus de la ville, c'est aussi en prendre possession…

Compétition ? Thierry Laurent, curé de Saint-Roch à Paris, proche de l'extrême droite et des milieux royalistes, a emboîté le pas à son collègue de Saint-François-Xavier. Dans une vidéo qu'il diffuse toujours sur le site de sa paroisse, on le voit (en accéléré) accéder au toit de l'édifice, s'y placer en équilibre précaire, au bord du vide et brandir, lui aussi, son Saint-Sacrement. A ses paroissiens, Laurent a adressé ce message : «Je suis monté sur les toits avec le Saint-Sacrement […] pour appeler le bien sur vous tous et vous consoler de ne pouvoir communier dans l'église.» Conséquence du confinement général, l'interdiction des messes a suscité, de fait, la colère des milieux traditionalistes catholiques.

Dérapages à l’étranger

Dans ses mises en scène héroïques, largement relayées sur les réseaux sociaux, il n'est toutefois pas question de punition divine ou de châtiment de Dieu pour expliquer l'épidémie. «C'est frappant, mais peu de prêtres ont utilisé cette rhétorique assez classique dans le cas de crises», pointe Alain Rauwel. En France, les religieux (même parmi les plus extrémistes) ont gardé un silence prudent. «Le divin comme étant l'explication de tout ne fonctionne plus dans une société comme la nôtre», explique l'historien. Pour Alain Rauwel, l'épidémie du Covid-19 marque une évolution. En lieu et place des stéréotypes religieux, c'est le discours de l'écologie radicale qui a pris le pas dans la recherche des causalités à l'épidémie. «Ce n'est plus "Dieu se venge". Ce qu'on a entendu, c'est plutôt "le Covid-19 est la conséquence des mauvais traitements infligés à la nature"», explique-t-il.

Si des dérapages ont eu lieu, toutes confessions confondues, ils n'ont pas eu lieu en France mais à l'étranger. Comme en Suisse, où Hani Ramadan (le frère de Tariq), connu pour ses positions religieuses intégristes, n'a pas hésité à dire que «les hommes [qui] se livrent ouvertement à la turpitude, comme la fornication et l'adultère», déclenchent «des maladies et des épidémies nouvelles». La sortie a suscité les ricanements. Hani Ramadan est un défenseur acharné de son frère mis en examen dans cinq affaires de viol en France et en Suisse.

Dans ce registre, le Genevois n'a pas été le seul. A Kiev, le responsable d'un des plus prestigieux monastères de la capitale ukrainienne (la Laure des Grottes) a lancé que «la plus terrible des épidémies était le péché qui détruisait la nature humaine». Manque de chance pour lui, quelques semaines plus tard, son monastère où une centaine de moines ont été testés positifs est devenu l'un des clusters du Covid-19 dans la ville… Dieu aurait-il du mal à reconnaître les siens ?