Ils vont pouvoir enfin lever le rideau, remettre en marche leurs cuisines, dresser leurs tables et faire fonctionner leurs tireuses à bière… Fermés depuis près de trois mois et sans chiffre d'affaires depuis, ces bistrotiers et restaurateurs situés en zone verte aux quatre coins de la France attendaient avec impatience la confirmation de leur réouverture la semaine prochaine. Ils ont traversé difficilement la crise sanitaire, et si l'espoir de retravailler renaît, l'angoisse de l'avenir est toujours bien présente. Libération leur a donné la parole.
Romuald, 39 ans, gérant de La Bièristerie à Bordeaux : «Rien ne sera plus comme avant»
«Je me souviens, il faisait très beau au début du confinement. Ça a été terrible de tirer le rideau. Mais aujourd’hui, contrairement à ce que je m’étais imaginé, je ne suis pas hyper excité à l’idée de rouvrir. Bien sûr, c’est un soulagement, mais on sait tous que rien ne sera plus comme avant. Au début en tout cas. J’appréhende un peu l’ambiance par exemple. La distanciation sociale risque de casser l’esprit convivial des bars. Et surtout, je pense aux factures qui s’accumulent, je me demande si les touristes vont revenir, si je vais réussir à rattraper la saison… J’ai limité la casse en livrant mes bières artisanales à domicile, mais depuis trois mois mon chiffre d’affaires a dégringolé. En avril, j’étais à -70%. En mai, c’est pire. Ce qui pourrait nous donner un vrai coup de pouce, c’est l’agrandissement des terrasses. Bordeaux a donné son feu vert. J’ai envoyé ma demande, mais maintenant ça va être au cas par cas. Clairement, si j’ai deux tables en plus, ça ne va pas sauver mon commerce. En revanche, si je peux doubler la capacité, ça peut faire la différence. Surtout avec les beaux jours. Je croise aussi les doigts pour qu’il y ait un élan de solidarité. L’été, c’est la clientèle étrangère qui nous fait vivre : les Américains, les Australiens… Alors si les Français doivent partir en vacances, j’espère qu’ils penseront aux commerces locaux et nous aideront à relever la tête.»
Eric Malnoury, 52 ans, La Poupée qui tousse à Rennes : «Je ne m’attends pas à une forte reprise»
«Je suis content de pouvoir ouvrir mardi. Je fais de la vente à emporter depuis la mi-avril mais cela reste très compliqué. J’espère que les choses vont s’éclaircir. Je ne m’attends pas à une forte reprise. Cela va être très lent. Je travaille uniquement le midi et surtout avec des actifs. Or beaucoup de personnes sont restées chez elles en télétravail ou pour garder les enfants. Il y a aussi une psychose qui reste très forte. Après deux mois et demi de confinement à regarder BFM TV, les gens sont flippés ! Je pensais qu’après le 11 mai, ça allait se détendre, pas du tout ! J’ai fait ma plus mauvaise semaine de ventes à emporter ! Je ne m’attends pas à un retour à la normale avant septembre. Du moins pour les restaurants urbains comme le mien. J’espère tout de même arriver, à partir de la mi-juin, à faire environ 70% de mon chiffre d’affaires qui était descendu à 20% avec la vente à emporter. Quand je m’y suis mis, j’ai pris conscience que ce serait une solution d’avenir et je vais continuer. Mais il va surtout falloir rassurer les gens, porter des masques, des gants, mettre du gel. Respecter aussi la règle du mètre carré de distanciation, ce qui va m’obliger à supprimer des tables. Les mesures de chômage partiel ont bien fonctionné pour ma serveuse et mon apprenti, mais lui, je ne pourrai pas le reprendre tout de suite et je connais plusieurs collègues qui vont devoir licencier.»
Noël Ajouri, patron de Lou Kalu et du Blue Whales dans le Vieux-Nice : «On ne peut pas pousser les murs»
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«Sur les trois mois de confinement, j’ai perdu 100% de mon chiffre habituel. Pour les deux affaires, cela représente entre 400 000 et 500 000 euros. Au début, on retrouvera nos clients. Après soixante jours de confinement, tout le monde aura envie de sortir. Mais on sera malheureusement loin des chiffres des bonnes années. Tant que les frontières ne rouvriront pas, on n’aura pas notre clientèle saisonnière. A partir du Grand Prix de Monaco et du Festival de Cannes, les étrangers commencent à débarquer. Dans le Vieux-Nice, c’est 65% de notre clientèle.»
Bernard Serieys, 59 ans, patron du Quai West à Entraygues-sur-Truyère (Aveyron) : «On va vers des faillites en cascade»
«Ces annonces arrivent trop tard : pour nous, ce sera impossible d'ouvrir avant le 6 ou le 7 juin. Comme nous n'avions aucune assurance quant à l'avenir, nous n'avons pas fait entrer de produits frais. Il faut dire que j'ai conservé un mauvais souvenir du 14 mars : j'avais jeté pour 1 000 euros de denrées périssables… Du coup, comment s'organiser avec les fournisseurs, avec ce week-end de trois jours ? On a déjà perdu le 1er mai, le 8 mai, le pont de l'Ascension, et maintenant la Pentecôte… Priver les professionnels de ce week-end-là, c'est totalement incompréhensible. Ça va faire mourir économiquement des commerçants, on va vers des faillites en cascade.
«J’ai acheté ce commerce le 20 avril 2019. J’ai fait le choix d’investir 400 000 euros dans mon village, je me suis endetté sur dix ans. Et j’ai fêté le premier anniversaire de ma brasserie pendant le confinement… Après soixante-quinze jours de fermeture administrative, mon manque à gagner s’élève à environ 80 000 euros. J’ai touché 3 000 euros d’aides de l’Etat, mon assureur m’a proposé un geste commercial de 3 000 euros… Heureusement que j’ai été épaulé dans cette épreuve par ma banquière et mon expert-comptable, et aussi par le maire.
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«Pour éviter la cata, on aura 5 salariés au maximum cet été, contre 9 l’an dernier. Les touristes étrangers, qui font bien tourner la boutique, risquent de ne pas venir. Dans le village, tout est fermé : les hôtels, les chambres d’hôtes, la résidence de tourisme, le camping, la piscine… Qui pourra rouvrir ? Il y a tellement d’inconnus, on n’a aucune visibilité.»
Romain Neuwirth, 33 ans, cogérant du bar grenoblois Au fût et à mesure : «C’est la responsabilité de chacun qui primera»
«Cette réouverture, c’est positif : mon associé et moi n’avons eu aucune entrée d’argent à titre perso depuis fin mars ! Côté bar, nos réserves de trésorerie nous ont permis d’éviter le pire, mais nous avons perdu 75 000 euros de chiffre d’affaires… L’aide directe d’Etat au bar, 1 500 euros par mois, ne couvre même pas nos dépenses pour la réouverture : achat de flacons de gel hydroalcoolique avec leurs distributeurs à pied, casquettes à visières, masques, mais aussi, pour 2 000 euros de nouvelles tables pour remplacer nos tablées de 10, afin de permettre la distanciation. Le caractère tardif de l’annonce, à quatre jours de la date d’ouverture, ne nous simplifie pas la vie. Nous attendons encore le gel, les distributeurs et les casquettes, commandés pourtant il y a deux semaines. On devrait y arriver, mais sans doute pas avec la totalité de notre carte dans un premier temps.
«Si je suis heureux de voir revivre notre bar, j’ai forcément des appréhensions. On fera tout ce qu’on peut pour que nos clients puissent boire un verre avec un maximum de garanties sanitaires, mais on ne pourra pas avoir la main sur tout. Notre bar est un lieu de vie, comment éviter qu’après 22 heures et quelques verres il n’y ait plus de masques ni de respect des distances ? Comment empêcher un couple de s’asseoir ensemble au bar ? Comment savoir si ces quatre jeunes ne vivent pas en coloc ? On fera de notre mieux, mais c’est bien la responsabilité de chacun qui primera.»