«Le 16 mars on a tous dû installer Hubstaff», se rappelle Marine (1), analyste en renseignement d'affaires. Ce logiciel intrusif analyse de près l'activité des télétravailleurs. Depuis le confinement et la mise en place de ce dispositif pour des millions de personnes, nombreux sont les salariés qui en subissent au moins un effet indésirable : la surveillance accrue. Et les techniques de flicage s'avèrent riches et variées.
«C'est super stressant, tous les matins on reçoit un rapport d'activité. J'arrive rarement à dépasser les 50 % de temps de travail effectif», soupire Marine. Le programme américain Hubstaff - qui a vu son utilisation tripler depuis le début de la crise sanitaire - enregistre les mouvements de souris. Il calcule ainsi le «temps effectif» de travail des employés. Si la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) n'a pas émis d'avis sur l'utilisation de ce logiciel en particulier, elle reconnaît comme illicites - sauf circonstances exceptionnelles - les «keyloggers» qui permettent d'enregistrer à distance toutes les actions accomplies sur un ordinateur. Dans sa version originale, Hubstaff prend également des captures d'écran à intervalles aléatoires et géolocalise les employés avant d'envoyer le tout, sous forme de rapport journalier, à leurs managers. Ces deux options auraient, a priori, été désactivées par l'employeur de Marine, mais cela ne l'empêche en rien de se sentir «traquée». «Je ne peux pas prendre cinq minutes pour lire un article ou aller sur Twitter, toutes mes tâches sont chronométrées», déplore la jeune analyste. Elle craint que son entreprise continue d'utiliser le logiciel lorsqu'elle sera de retour au bureau, «ce qui m'obligera à faire sept heures de travail effectif par jour. Fini les pauses-café ou les discussions avec les collègues…»
Des réunions «cérémonies»
Une surveillance accrue qui découle souvent d'un manque de confiance envers les employés, doublé d'une méfiance vis-à-vis du travail à la maison. Une fois dans nos salons, certains patrons nous imaginent volontiers affalés devant Netflix. «Au début, mon boss m'appelait toutes les heures pour vérifier que j'étais bien en train de travailler. Parfois, il me rajoutait tellement de choses à faire que je devais sauter le déjeuner, expose Cyril, économiste dans une entreprise de consulting. Il se sentait floué et pensait que comme je n'étais pas au bureau, je me tournais les pouces. Pour moi, c'était infantilisant et frustrant.»
A chaque métier son moyen de surveillance. Eric est professeur d'histoire de l'art et de design pour un groupe d'enseignement privé. Depuis le début du confinement, il donne ses cours en visioconférence : «Très tôt, les directions pédagogiques ont assisté à nos cours en vidéo, sans forcément nous prévenir. Ils profitent de ces nouveaux outils pour vérifier comment se déroulent nos leçons. J'ai senti leur volonté d'avoir un contrôle plus marqué.» Après des plaintes, les employeurs d'Eric ont arrêté de se connecter à ses classes. Mais il s'inquiète : «Le télétravail donne des idées à mes employeurs, comme réduire le nombre de cours en présentiel, les enregistrer ou les diffuser en direct, avec pour projet de supprimer des postes.»
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Coralie, qui travaille à Montpellier dans le secteur bancaire, prévient : «Quand on est informaticienne, on sait que tout est traçable.» Elle et ses collègues ont fait face à une charge de travail deux fois plus importante lorsqu'il a fallu gérer la mise en place du travail à distance pour toute son entreprise. «En parallèle, on a vu fleurir un nombre de réunions assez insupportable. Elles se tiennent sur Skype, pour vérifier qu'on est bien connectés.» Rapidement, son emploi du temps est envahi par les réunions - rebaptisées «cérémonies» par sa boîte… Résultat, certains de ses collègues rattrapent le temps perdu en travaillant parfois jusqu'à 22 heures. Pour l'informaticienne, ces rendez-vous ne sont que la partie émergée de l'iceberg. «D'un point de vue informatique, il est possible de savoir qui se connecte, d'où et à quel horaire. Je ne serais pas étonnée qu'on commence à nous faire des réflexions sur notre temps de connexion», se désole-t-elle.
«Epuisement professionnel»
Le droit à la déconnexion a pourtant fait son entrée dans le code du travail en 2016. «80 % des salariés déclarent qu'il n'est pas appliqué pour eux alors que c'est une obligation légale», explique Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT des cadres et techniciens, qui a travaillé sur l'enquête de l'Ugict-CGT, «Le travail sous épidémie». Pour elle, «il faut avoir une vraie réflexion managériale par rapport au télétravail, car tous les indicateurs montrent des risques psychosociaux très élevés si on ne le fait pas. Il y a aussi besoin d'un cadre clair sur la surveillance et la gestion des données des salariés, qu'elles soient personnelles ou professionnelles».
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Marc-Eric Bobillier-Chaumon, professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), étudie les incidences des nouvelles technologies sur les activités professionnelles. Il estime que le contrôle et la supervision des employés peuvent être à l'origine de dégradations importantes des conditions de travail : «Des activités informelles sont rendues formelles, comme le temps de connexion, la durée et le nombre de participations durant une réunion. Dès lors, c'est la quantité de travail et plus sa qualité qui est évaluée.» Le travail à la maison s'accompagne ainsi d'une «pression à la disponibilité» et fait émerger un phénomène de «surveillance panoptique». «Cela survient par exemple lorsqu'on utilise des espaces numériques partagés, où chacun peut regarder ce qui est fait. On a le sentiment d'être surveillé constamment, même si la surveillance est en réalité discontinue», décrit-il. Une pression qui peut avoir de lourdes conséquences. «Cet engagement permanent dans le travail, sans relâchement possible, peut générer une fatigue, de l'épuisement professionnel et parfois des erreurs», met en garde Marc-Eric Bobillier-Chaumon.
Paranoïa des managers
Ces pratiques dangereuses sont-elles conformes à la loi ? «Il y a deux critères pour que la mise en place d'un outil de surveillance soit légale : la proportionnalité et l'information préalable. Il faut que la surveillance soit justifiée et que l'employé soit prévenu, en général par le règlement intérieur de l'entreprise», explique Nicolas Arpagian, auteur de la Cybersécurité (Presses universitaires de France).
Lui ne croit pas à une généralisation de la surveillance, qu'il perçoit plutôt comme l'échec et la paranoïa de certains managers : «Techniquement, c'est faisable. Juridiquement, c'est très encadré, mais la vraie question c'est : pour faire quoi ? Une fois que vous captez ces informations, encore faut-il pouvoir les analyser», prévient-il en imaginant un employeur désemparé face à des milliers de photos webcam de ses employés…
(1) Le prénom a été modifié.