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Libération
Interview

Mathieu Zagrodzki : «Aux Etats-Unis, il y a un tabou moindre qu’en France sur les violences policières»

Violences policières, une colère mondialedossier
Pour le chercheur Mathieu Zagrodzki, les contestations contre les violences policières résonnent des deux côtés de l’Atlantique, malgré des réalités et des passés différents.
Des membres de la police de Philadelphie et de la Garde nationale postés devant le quartier général de la police de la ville de Pennsylvanie, lundi alors qu'une manifestation doit se tenir dans la ville. (Photo Matt Slocum. AP)
publié le 3 juin 2020 à 20h51

Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), revient sur les différences et les similitudes entre les polices française et américaine.

20 000 personnes ont convergé mardi devant le tribunal judiciaire de Paris, et ailleurs en France, à l’appel du comité Adama pour dénoncer les violences policières. Comment analysez-vous ce rassemblement inédit ?

C'est loin d'être la première fois qu'on a un rassemblement contre les violences policières en France, mais jusqu'ici l'affaire Adama Traoré et les mobilisations qui l'ont accompagnée n'avaient pas dépassé les cercles militants. On assiste aujourd'hui à une coagulation de cette actualité avec celle américaine, l'affaire George Floyd trouvant un écho très fort. Il y a aussi une influence et un mimétisme dans les formes de mobilisations et les slogans : le modèle implicite, ce sont les mouvements de type Black Live Matters. J'en veux pour preuve le tee-shirt «Justice pour Adama», sous-titré «Sans justice vous n'aurez jamais la paix», qui évoque exactement le «No justice no peace» des mouvements afro-américains. A cela, il faut ajouter la caisse de résonance et la puissance de mobilisation grandissante des réseaux sociaux ainsi que le confinement qui a polarisé les choses : il y a un besoin de collectif. Se mobiliser, c'est aussi une manière de se réapproprier un quotidien confisqué après un confinement qui ne s'est pas toujours bien passé dans certains quartiers populaires ayant fait l'objet de contrôles accrus.

Vous êtes l’auteur d’une thèse comparant les pratiques policières à Paris et à Los Angeles. Quelles sont les différences ?

Celles-ci sont nombreuses. Déjà, il faut parler «des polices» : il y en a 18 000 aux Etats-Unis, dont l’écrasante majorité sont des polices locales (comtés et municipalités) qui patrouillent et interpellent dans la rue. Les polices fédérales, elles, font principalement de l’investigation et du renseignement. Il y a aussi des polices spéciales sur les campus universitaires, les ports, etc. C’est un paysage extrêmement morcelé où vous pouvez donc avoir de bonnes pratiques, mais aussi d’autres présentant un respect bien moindre de l’intégrité physique et des droits individuels des citoyens. Surtout, un autre point est extrêmement important : les armes à feu. Il y a un fossé entre la police américaine et les polices européennes. Aux Etats-Unis, la circulation des armes à feu est telle que, lorsque le policier sur la voie publique est confronté à une personne qu’il contrôle ou interpelle, il va généralement être préparé psychologiquement à l’idée que cette personne puisse être armée. Ainsi, il est fréquent de les voir la main sur la crosse du pistolet lors d’un simple contrôle routier de routine. Il existe un conditionnement psychologique et une anticipation de l’idée que n’importe qui peut ouvrir le feu à n’importe quel moment. Tout geste suspect peut déboucher au dégainage de l’arme, et donc sur un possible coup de feu.

Dans une longue interview à Marianne, vous indiquez qu’en France, «la police blesse beaucoup, mais elle tue peu». Il n’empêche que, de part et d’autre de l’Atlantique, on assiste à l’affirmation d’un ressenti partagé - celui d’être stigmatisé quand on est issu d’une minorité ethnique, d’avoir peur face à la police.

Bien sûr, les deux affirmations ne sont pas contradictoires. Si la police française tue peu au regard de la police américaine, cela ne veut pas dire qu’elle ne surcontrôle pas certaines populations, qu’elle ne discrimine pas, qu’elle n’emploie pas des méthodes d’interpellation qui peuvent être gênantes et qu’il n’existe pas un ressenti négatif de ces minorités visibles issues de zones sensibles, où se déploient des contrôles et des méthodes plus agressives. La police britannique ne tue quasiment pas : moins de cinq personnes par an, sachant qu’elle n’a fait aucun mort, par exemple, en 2013. Mais le débat sur les discriminations, les relations police-population et les méthodes policières est très présent au Royaume-Uni.

En quoi peut-on comparer les polices américaine et française sur la question des violences ?

Tout n’est pas identique, mais il y a des parallèles à faire. Ce sont deux pays avec des passés douloureux : dans un cas lié au colonialisme (France), dans l’autre cas à l’esclavagisme et à la ségrégation (Etats-Unis). Des passés marqués par l’oppression de certaines catégories de personnes, par une histoire de tensions entre la police et les personnes émanant de ces communautés. Dans les deux cas, cette histoire est aussi jalonnée d’épisodes émeutiers. Néanmoins, la létalité n’a rien à voir entre la France et les Etats-Unis : on déplore en moyenne entre 10 et 20 morts par an d’un côté, quand on en compte 1 000 à 1 200 de l’autre… Des échelles absolument incomparables.

La situation française est marquée par un déni des institutions face aux violences policières et au traitement des minorités par les forces de l’ordre. Comment est appréhendée cette réalité outre-Atlantique, où les Afro-américains, qui représentent seulement 13 % de la population, ont deux fois et demie plus de risque que les Blancs d’être tués par la police ?

Déjà, la question raciale y est évoquée de façon très explicite du fait de l'héritage de la ségrégation puis de la déségrégation. Elle est centrale dans le débat politique américain, qui fait l'objet d'indicateurs statistiques et même de publications officielles. Ainsi, les polices américaines indiquent publiquement le nombre de recrues afro-américaines ou d'origine hispanique. Ces derniers jours, des chefs de police se sont exprimés sur l'affaire George Floyd pour dire : «Il y a un problème, vous avez le droit d'être en colère, on ne veut pas de ce genre de pratiques chez nous.» Il y a quand même un tabou moindre qu'en France, où il existe un discours ayant tendance à fermer la porte sur ces questions. On va s'entendre dire que ce sont «des incidents isolés», que les individus étaient «violents»… Mais ce n'est pas parce que des personnes sont violentes que la police en face a le droit de l'être : on ne parle pas de gangs rivaux. Ces derniers temps, tout questionnement sur le sujet se voit opposer, par un environnement syndical et politique très fermé à la réflexivité, une tarte à la crème assez insupportable : celle de «la haine anti-flics», même quand on émet des critiques constructives. Par ailleurs, dire de façon incantatoire «On est en République, donc les races n'existent pas, donc il ne peut pas y avoir de racisme au sein de la police», est un sophisme très facile. Et une manière d'éluder le débat.