Peut-on appliquer les consignes de la sécurité sanitaire sur un chantier, endroit sale, boueux et humide par excellence ? Depuis le début du confinement, les fédérations professionnelles du bâtiment et des travaux publics répètent en boucle que les règles doivent s’appliquer même dans ces milieux et qu’elles reviennent cher : 10% de surcoût selon leurs calculs. Mais que peut-on faire de plus quand les compagnons sont casqués, bottés et couverts d’équipements de sécurité de la tête aux pieds ? Sur l’un des sites du métro Grand Paris Express, la Société du Grand Paris, maître d’ouvrage, a organisé jeudi une visite afin de montrer comment, après plusieurs semaines d’arrêt, ses chantiers redémarraient dans ce contexte d’impératifs sanitaires inédit. De fait, les dépenses et les effets économiques de la prévention du Covid sont bien réels.
«Avez-vous des symptômes ?»
Sur cette zone du puits de l'Ile-de-Monsieur à Sèvres (Hauts-de-Seine), les travaux sont effectués par Horizon, groupement d'entreprises de travaux publics avec Bouygues TP en leader. Si les compagnons viennent en métro, pendant leur trajet, ils doivent porter un masque FFP2, le plus protecteur. A l'arrivée sur le site, «on leur pose deux questions : avez-vous des symptômes, avez-vous été en contact avec des personnes Covid ?» explique Bruno Menez, responsable communication d'Horizon. Suivent une prise de température sans contact et un coup de tampon sur le «passeport Covid». Ce viatique qui tient dans une poche permet de ne pas avoir à refaire tout le rituel à chaque fois que l'on passe un des tourniquets d'accès au chantier. Après quoi, les ouvriers attrapent leurs masques chirurgicaux «par l'élastique», quatre exemplaires pour huit heures de travail plus un supplémentaire en cas de besoin. «On fait arriver les gens une demi-heure plus tôt», résume Bruno Menez.
Prise de température à Sèvres, le 28 mai. Photo Marc Chaumeil pour Libération
Dans les travaux publics, certains ouvriers voyagent de chantier en chantier et d'un pays à l'autre. Pour ces grands déplacements, même les séjours à l'hôtel sont modifiés : «On recommande un collaborateur par chambre et les repas dans la chambre.» A trois dans la cellule du F1, c'est fini. Lorsque les salariés arrivent pour la première fois sur le site, Julia, du service de prévention du projet, leur fait un topo complet sur le coronavirus, les gestes barrière, la longue liste des «personnes à risques». S'ensuit la méthode pour se nettoyer les mains au gel avec «dans l'ordre : le bout des doigts, les pouces et on termine par les poignets » sachant qu'il faut «toujours privilégier l'eau et le savon sur le gel». Vingt minutes de topo.
Comme dans un sous-marin
Justement, avant d'entrer au cœur du site, on effectue un vrai lavage des mains, avec eau, savon, serviettes jetables. Sur le chantier, absolument tout le monde porte un masque chirurgical. Pour équiper ces ouvriers qui portent toute l'année un casque, des lunettes de protection, des bouchons d'oreille, des gants, des chaussures de sécurité et des parkas fluo, cet accessoire supplémentaire n'est pas le plus onéreux. Plus coûteux, en revanche, le rachat de tout l'électro-portatif puisqu'il n'est plus possible de passer ces outils de main en main. Plus question, en particulier, de partager les talkies dans lesquels on crachote des ordres. Enfin, pour que les compagnons puissent être seuls ou à deux dans les espaces de vestiaire ou dans les réfectoires de la base-vie, il faut décaler les horaires de pause. En période de Covid, la base-vie est nettoyée «par deux agents de ménage 24 heures sur 24», précise Bruno Menez. Ce n'était pas la norme.
A cet endroit de la ligne 15 sud du Grand Paris Express, au fond du puits de l'Ile-de-Monsieur, on se trouve à l'arrière du tunnelier Laurence qui a déjà parcouru 120 mètres. Le long des coursives de l'engin, et plus encore dans sa cabine de pilotage, ce ne sont pas les masques ou les mains propres qui posent problème, c'est la distanciation physique. Côté dimensions, l'endroit évoque un sous-marin. Huit à dix personnes vont et viennent à bord et plus question de se croiser. «On a créé des cheminements à sens unique», explique Richard Desvignes, responsable matériel chez Horizon. Et dans la cabine ? «Les deux pilotes seulement.» Les échanges avec le chef se font en dehors de cette petite boîte vitrée.
Le prix de la sécurité sanitaire
Dès le 17 mars, premier jour du confinement, la plupart des grands chantiers de travaux publics se sont arrêtés. Très vite, une violente polémique a opposé les fédérations professionnelles qui demandaient à bénéficier du chômage partiel, et la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui le leur refusait. Un accord a finalement été trouvé sur la base de la validation d'un guide des bonnes pratiques, élaboré par l'OPPBTP, l'organisme de prévention de la profession. Sur les chantiers du Grand Paris Express, c'est la SGP, le maître d'ouvrage, qui a tout de suite pris la décision d'arrêter. La reprise s'est faite progressivement, d'un commun accord entre la SGP et les entreprises «C'était aussi notre affaire», dit Bernard Cathelain, membre du directoire.
La réflexion est loin d'être anodine. En principe, la sécurité des salariés relève de la responsabilité des entreprises. Devant la montée de l'épidémie, nombre de maîtres d'ouvrage ont craint de devoir en endosser une partie en validant des accords de bonnes pratiques, au risque de se retrouver un jour devant les tribunaux. Aujourd'hui, alors que l'épidémie semble en recul, la question qui fâche est surtout celle des surcoûts. Qui va régler les dépenses de la sécurité sanitaire ? «Pour la phase d'immobilisation des chantiers, nous avons versé une indemnité aux entreprises», explique Bernard Cathelain. Pour la suite, «nous nous inscrirons dans les décisions prises par l'Etat». La négociation ne fait que commencer.
Photo Marc Chaumeil pour Libération