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Lubrizol : les sénateurs demandent un suivi sanitaire «digne de ce nom»

Incendie de l'usine Lubrizol à Rouendossier
La commission d'enquête sénatoriale a présenté ses conclusions, huit mois après l'incendie de l'usine Seveso de Rouen. Ereintant la communication de crise des autorités et le «manque de volonté» pour mesurer les conséquences sur la santé de la population.
Aux abords de l'usine chimique Lubrizol, le 1er octobre 2019. (Jean Pierre SAGEOT/Photo Jean-Pierre Sageot. Signatures)
publié le 4 juin 2020 à 18h28

Communication cacophonique, légèreté coupable face aux industriels, suivi sanitaire pas au niveau : c'est un rapport sans concessions pour le gouvernement que la commission d'enquête sénatoriale sur l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen (Seine-Maritime) a présenté ce jeudi. Après sept mois de travail et l'audition de près de 80 personnes, les sénateurs formulent une quarantaine de recommandations, listées dans un document de 286 pages. Pour Hervé Maurey, le président centriste de la commission, la mission est d'importance : «On considère que l'incendie de l'usine Lubrizol est une catastrophe majeure, et pas un banal feu de cheminée, comme l'avait expliqué devant nous le patron de l'entreprise.»

Le feu, qui s'était déclenché dans la nuit du 26 septembre 2019 sur ce site classé Seveso seuil haut, avait causé la combustion de 9 505 tonnes de produits chimiques, entraînant la formation d'un panache de fumée noire de 22 kilomètres de long et des retombées de suies dans plusieurs départements du nord de la France. L'entreprise Lubrizol, sous le contrôle du milliardaire américain Warren Buffett depuis 2011, a été mise en examen fin février, notamment pour des manquements dans l'exploitation de son usine ayant porté une «atteinte grave» à l'environnement.

«A vouloir rassurer plutôt qu’informer, on renforce l’anxiété»

Loin d'exonérer l'entreprise, les sénateurs pointent cependant de nombreuses défaillances du côté des autorités. D'abord dans la communication de crise. Hervé Maurey dénonce ainsi le «fossé entre la communication de l'Etat, celle dans les médias mais surtout sur les réseaux sociaux». Sa collègue Christine Bonfanti-Dossat (Les Républicains), co-rapporteure, appuie : «Pour répondre en temps réel aux fake news, encore faut-il être présent sur les réseaux sociaux et savoir quel message diffuser.»

Selon elle, la multiplication des prises de parole par les membres du gouvernement a contribué à brouiller le message. Et de pointer l'expression «absence de toxicité aiguë» (utilisée par le préfet de la Normandie et le ministère de la Transition écologique), à ses yeux peu claire et inquiétante. «A vouloir rassurer plutôt qu'informer, on renforce l'anxiété de la population, estime la sénatrice. Parfois, il vaut mieux dire qu'on ne sait pas.» Autre regret : l'absence de plan pour relayer la parole publique auprès des élus et de la population. Ainsi, les premiers n'auraient reçu des informations de la préfecture qu'à 14 heures le jour de l'incendie, alors que les premières suies retombaient dès le milieu de matinée.

Durcissement des sanctions

Face à cette défaillante «culture du risque» en France, les membres de la commission d'enquête appellent à une «sensibilisation tous azimuts» : «Aujourd'hui, 90% des Français se sentent mal informés sur les risques que présentent les installations industrielles et chimiques et 10% à peine affirment savoir comment réagir si un accident se produisait près de chez eux !» Ils proposent «d'inscrire la formation aux risques industriels dans le code de l'éducation» et «d'organiser régulièrement des exercices grandeur nature, notamment inopinés, qui associeront l'ensemble de la population».

Ils recommandent également de s'appuyer sur l'arsenal réglementaire existant pour rappeler les industriels à leurs obligations de sécurité et de transparence, notamment sur les produits stockés dans les sites Seveso. Ainsi, à Rouen, la composition exacte des fûts partis en fumée n'a été connue que très tardivement et imparfaitement. «Et Lubrizol n'est pas une exception», déplore la co-rapporteure socialiste Nicole Bonnefoy. Hervé Maurey, lui, appelle à des «sanctions plus fortes» à l'encontre des entreprises récalcitrantes, évoquant une certaine «mansuétude» de l'Etat à leur égard. Le président de la commission, enfin, balaie d'un revers de main la promesse d'Elisabeth Borne, la ministre de la Transition écologique, d'augmenter de 50% les inspections des sites classés… à moyens constants. «Ce n'est pas sérieux», tacle l'élu de l'Eure.

Un suivi sanitaire pas à la hauteur

Avec ses collègues, il regrette enfin le «manque de volonté manifeste» pour mettre en place un suivi sanitaire «digne de ce nom». Si l'incendie n'a pas causé de décès directs, les sénateurs rappellent que «les résultats a priori rassurants des premières analyses ne constituent pas une assurance de l'absence de danger pour les années à venir». Or, «la pollution est avérée et on hésite encore à assurer un véritable suivi, dénonce Christine Bonfanti-Dossat, épinglant notamment l'ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Si on attend des certitudes spécifiques pour lancer des enquêtes, on n'avancera pas.»

Elle craint que les premières recherches sur l'impact sanitaire ne débutent qu'en septembre prochain, un an après la catastrophe. Echantillons égarés, données inexploitables, morcellement des acteurs, inconnues sur la contamination par les dioxines (dont des résultats récents montrent la présence dans les alentours du site à des teneurs très supérieures aux chiffres des sites témoins)… plusieurs facteurs n'incitent pas à l'optimisme. Aussi, les sénatrices souhaitent la mise en place rapide de «deux registres de morbidité, l'un pour les cancers, l'autre pour les malformations congénitales». Pour s'assurer qu'une bombe à retardement ne couve pas.