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Education nationale

Boycott des «E3C» : trois profs suspendus dénoncent une «profonde injustice»

Suspendus pour avoir perturbé le bon déroulement du bac, trois enseignants d’une commune des Deux-Sèvres craignent les sanctions qui peuvent aller du simple blâme à la radiation. De nombreuses voix s’élèvent pour les soutenir alors que l’enquête administrative devrait bientôt s’achever.
A Strasbourg lors du bac 2019. (Photo Frédérick Florin. AFP)
publié le 10 juin 2020 à 18h58

Comme un symbole, leurs soutiens les surnomment les «trois de Melle», du nom de la petite commune de 3 500 habitants où ils enseignent au lycée Joseph-Desfontaines, dans les Deux-Sèvres. Aladin L., 29 ans, professeur de philo, est néotitulaire. Sylvie C., 50 ans, prof d’anglais. Elle a vingt-cinq ans de carrière. Cécile P. est à deux ans de la retraite. Elle enseigne les mathématiques. Quelques jours avant le confinement, les 10, 11 et 12 mars, les «trois de Melle» ont été convoqués par le rectorat de Poitiers pour avoir perturbé le bon déroulement des «E3C», les épreuves de contrôle continu du nouveau bac. Le 3 février notamment, avec près de 200 autres personnes – des profs, des lycéens, des parents d’élèves – ils ont manifesté devant l’établissement et fait blocus grâce à une chaîne humaine et de la rubalise pour protester contre la réforme du bac. Une quarantaine de gendarmes ont été mobilisés. A cette période, le rectorat pointe «des tensions et des actes violents commis pour empêcher la tenue des épreuves».

«Synonyme de mort sociale»

«Que nous reproche-t-on exactement ? On ne sait pas. Pourquoi nous et pas les autres ? On ne sait pas non plus, s'interroge Aladin. On nous fait passer pour des meneurs, sans doute car nous avons été les plus visibles dans les médias.» Le fait est qu'après «seulement dix minutes d'entretien», disent les enseignants, le comité de direction de l'académie leur a annoncé mi-mars qu'ils étaient suspendus pendant quatre mois, à titre conservatoire, sur la base de cinq rapports à charge. Rédigés par le proviseur de l'établissement – qui n'est plus en fonction depuis mars –, des membres de l'équipe mobile de sécurité académique et des inspecteurs, ces documents relatent le déroulement chaotique des épreuves les 22 janvier et 3 février. Aladin L., Sylvie C. et Cécile P., tous les trois syndiqués SUD éducation, ont désormais interdiction d'approcher leur lycée, d'entrer en contact avec les élèves, les autres professeurs et leurs remplaçants.

Dénonçant «une répression injustifiée», un collectif d'enseignants interacadémies a lancé fin mai une pétition en ligne. Elle a déjà recueilli plus de 10 000 signatures. Mais surtout, une vidéo, largement relayée sur les réseaux sociaux et publiée début juin, apporte de nouveaux soutiens politiques, parmi lesquels celui du député La France insoumise Eric Coquerel, du porte-parole du NPA, Olivier Besancenot, ou de Nathalie Arthaud de Lutte ouvrière. «Cette décision du rectorat est terrible. En milieu rural, c'est synonyme de mort sociale», s'émeut Aladin. «Le plus dur, c'est qu'on a été écartés sans pouvoir se défendre. On nous diabolise dans ces rapports avec une accumulation d'adjectifs : "agressifs", "intimidants", "beaucoup d'emprise"… Cela porte atteinte à notre réputation et nous les contestons vigoureusement», pointe l'enseignant qui décrit un «profond sentiment d'injustice».

Une impression partagée par Cécile P. qui se demande, la voix teintée d'amertume et d'ironie : «Faut-il que nous soyons à ce point dangereux pour nous mettre à l'écart ?» «Ma suspension m'a été signifiée sans aucun motif. On nous a parlé d'aucune faute professionnelle grave avérée et explicitée. On a simplement ces fameux rapports qui relèvent, à la lecture, du ressenti», s'insurge sa collègue Sylvie C. Elle martèle avoir «manifesté pour défendre le droit des élèves à une éducation égalitaire» en usant de son droit de grève.

«Pression»

L'avenir des «trois de Melle» dépend maintenant de la décision du rectorat de Poitiers qui a diligenté une enquête administrative. Interrompue par le confinement, elle devrait s'achever dans les prochains jours. Les enseignants craignent les sanctions qui peuvent aller du simple blâme à la radiation en passant par la mutation. Soutenus localement par la CGT, le FSU ou FO, la cosecrétaire de SUD éducation dans le département Delphine Druet dénonce elle aussi «une répression symbolique» alors que la mobilisation a été massive et nationale. «On arrive à un point où la pression est telle que des vies sont en danger, comme il y a quelques années avec France Télécom, poursuit la représentante des trois enseignants. Que vont devenir ces enseignants après la commission disciplinaire qui les attend et qui n'est que consultative ?»

Contacté par téléphone, le rectorat de Poitiers indique que cette suspension n’est en aucun cas «une sanction mais une mesure d’éloignement» dans l’attente des résultats de l’enquête. Il assure par ailleurs qu’elle n’est pas liée à «leur mobilisation en tant que grévistes mais à un manquement à leurs obligations professionnelles». Evoquant des «faits avérés», ils n’ont pas souhaité commenter ce motif. Déterminé à soutenir et rendre visible le combat des «trois de Melle», Jules Siran, cosecrétaire de la fédération SUD éducation à l’échelle nationale, a adressé en début de semaine un courrier au ministre Jean-Michel Blanquer. Il demande «la levée immédiate de la suspension» et «l’abandon de toute procédure disciplinaire ».