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Sur le Rocher, affaires et «monde à l’envers»

Dans «Scandales à Monaco», diffusé mercredi soir sur France 3 dans l’émission «Pièces à conviction», le juge d'instruction français Edouard Levrault revient sur ses trois années d’enquête explosive sur l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev.
Le Rocher de Monaco en 2002. (Photo Pascal Guyot. AFP)
publié le 10 juin 2020 à 6h00

«Je me suis dit : ils ont osé, ils oseront tout.» Edouard Levrault, juge d'instruction français détaché à Monaco pendant trois ans, témoigne pour la première fois ce soir devant une caméra dans «Scandales à Monaco. Les révélations d'un juge», diffusé sur France 3 dans l'émission Pièces à conviction. Un reportage-enquête fort bien monté, sur la forme comme sur le fond. Pour mémoire, le juge Levrault est ce magistrat qui a mis le feu au Rocher entre 2016 et 2019, pointant avec un luxe de détails les accointances entre l'oligarque russe Dmitri Rybolovlev et la police, la justice et le pouvoir locaux. A croire que le véritable patron de la principauté, ce serait lui plutôt que le prince Albert II.

Le président de l’AS Monaco croyait pouvoir jouer à domicile en portant plainte en 2015 pour escroquerie contre son marchand de tableaux, le Suisse Yves Bouvier. La manœuvre a un temps fonctionné avant que le jeune magistrat ne lui renvoie, en boomerang, une mise en examen pour trafic d’influence, en novembre 2018. Le détachement sur le Rocher d’Edouard Levrault prendra brutalement fin à l’été 2019, sans que la France n’ose s’en indigner, au moment d’en arriver à l’essentiel : une liste de 105 questions adressées à Albert II en personne, crime de lèse-principauté.

«Dolce vita» locale

Le juge d'instruction détaille comment les magistrats détachés à Monaco peuvent facilement se laisser aller à la dolce vita locale : salaire mensuel de 7 000 euros, confortable appartement de fonction pour un loyer de 500 euros par mois, une misère dans ce concentré de luxe. «Je n'ai pas été très reconnaissant envers la main qui m'a nourri», euphémise-t-il. Le journaliste Pascal Henry fait également parler un autre magistrat détaché sur le Rocher, le procureur général Jacques Dorémieux, lui aussi invité à retourner dans l'Hexagone après avoir autorisé son jeune confrère à élargir son enquête : «Vous recevez des multitudes d'invitations, alors que ce n'est pas le monde habituel d'un magistrat. C'est un facteur de risque.»

Un autre juge français dont le séjour en principauté fut plus court que prévu, Paul Chaumont, témoigne également devant la caméra : «On parle parfois de "monégasquerie"… Si un magistrat refuse un cadeau, y compris une simple invitation à un match de foot, il sera plutôt félicité en France. A Monaco, on le lui reprochera. C'est le monde à l'envers.» Rybolovlev avait l'habitude d'offrir de bonnes bouteilles, à hauteur de 700 euros le colis, aux plus hautes sommités locales en guise de cadeau de fin d'année, avant de réduire la voilure à 165 euros une fois qu'ils n'étaient plus en fonction.

Ordonnance princière

L'aventure du juge Levrault ne pouvait que mal se finir : «J'ai agi en magistrat républicain dans une monarchie», résume-t-il. Son enquête pénale aura été jusqu'à pousser Albert à pondre en urgence une ordonnance princière assurant une immunité pénale aux membres de son cabinet. Et une centaine de policiers à manifester bruyamment – avec l'appui de leur hiérarchie si ce n'est sur son instruction – sous les fenêtres du bureau du juge Levrault, le jour où il avait convoqué huit collègues pour leur mise en examen.

Principauté bananière ? Les apparences sont généralement sauves, avec tout le décorum et les moyens qui vont avec. Et Monaco est très forte au plan des apparences. L'envers du décor est moins reluisant. Comme ce dossier rouge retrouvé dans le bureau du directeur des services judiciaires (l'équivalent du ministre de la Justice), intitulé «Anastasi», du nom d'un avocat en opposition ouverte à certains rouages locaux. Ou cette carte de crédit au nom de la Croix-Rouge, dont il est le vice-président, retrouvée dans le coffre-fort de son domicile, et que les policiers monégasques n'ont pas jugé utile de saisir, ni même de mentionner dans leur procès-verbal de perquisition… C'est l'une des trouvailles de ce Pièces à conviction dans ce dossier dont les dessous ont été largement médiatisés par la presse française (notamment Libération). L'ONG, omniprésente sur le Rocher, aurait selon l'enquête de France 3 bénéficié d'un don de 100 000 euros de Rybolovlev, suivi de retraits de 150 000 en liquide… «La Croix-Rouge peut servir de paravent à des échanges de bons procédés», soupçonne le juge Levrault. Sans avoir pu aller plus loin.