On ne pourra pas contester au groupe Altice, propriétaire de Libération, un sens certain de la mise en scène et de l'imprévu. Jeudi matin, lors d'une réunion avec les élus du personnel du journal, le directeur des médias d'Altice, Arthur Dreyfuss, annonçait aux représentants des salariés la nomination d'un nouveau cogérant, Denis Olivennes. Quelques minutes après le dévoilement de cette information inattendue, l'intéressé, costume sans cravate et teint hâlé malgré le confinement, surgissait d'un couloir, comme s'il venait de remporter un césar. «Denis, c'est le choix de Patrick», expliquait alors Arthur Dreyfuss. Patrick, pour Patrick Drahi. Le milliardaire qui possède Altice, maison mère de l'opérateur SFR, et Denis Olivennes se sont rencontrés à la fin des années 90, lorsque le second dirigeait Numericable.
Contacté il y a «quelques semaines» pour le job (selon ses dires), Olivennes doit prendre ses fonctions illico. Il succède à Clément Delpirou, démissionnaire, qui «cogérait» Libé avec Laurent Joffrin, le directeur de la publication. Ce dernier reste à la tête de la rédaction. Pour l'instant. «Libé, c'est une proposition qu'on ne peut pas refuser», a commenté Olivennes face aux élus. Dans l'après-midi, devant l'ensemble de la rédaction, il a joué la carte affective : «Quand on aime la presse, on aime Libé.» Et aussi : «J'ai grandi avec Libé.» Et aussi : «Rien n'est meilleur que Libé.» Charmeur…
Représentant accompli de l'establishment parisien, au carrefour des réseaux économiques, politiques et médiatiques, Olivennes a commencé comme trotskiste à l'adolescence, est devenu haut fonctionnaire à l'âge adulte et a fait l'essentiel de sa carrière dans l'entreprise, à Air France, Canal +, la Fnac, Lagardère. Au temps du sarkozysme triomphant, il fut souvent cité comme possible secrétaire d'Etat au Numérique. Entre 2008 et 2010, il a dirigé le Nouvel Observateur, où il a laissé un souvenir mitigé aux journalistes.
Denis Olivennes a voulu anticiper jeudi les «objections» de l'équipe de Libé. Non, a-t-il assuré, il ne vient pas dans la peau d'un «cost-killer» dans une entreprise qui perd de l'argent. «Le problème de Libé, ce n'est pas ses coûts, mais ses recettes.» Il a décrit un de ses objectifs ainsi : «Que Libé ait l'audience de sa notoriété.» Non, a-t-il ajouté, en dépit des «opinions de gauche libérale» qu'il n'hésite pas à afficher, il n'a «pas l'intention de [s]'immiscer dans les contenus» et ne jouera aucun rôle éditorial. Non, a-t-il conclu, il ne sera pas «le cheval de Troie de Daniel Kretinsky» à Libé. Olivennes conseille depuis l'an dernier le milliardaire tchèque, qui a fait une entrée fracassante dans les médias français en 2018 en rachetant Marianne et Elle et en investissant dans le Monde. Olivennes a annoncé quitter la présidence du conseil de surveillance de CMI France, le groupe de presse de Kretinsky. Insuffisant, pour la Société des journalistes et des personnels de Libé, qui lui a demandé de quitter ce conseil. L'intéressé, qui voulait continuer à y siéger, s'est dit prêt à «réexaminer» la question. Olivennes a aussi été interpellé sur ses prises de position sur Twitter, plutôt pro-Yann Moix que pro-Adèle Haenel, pas toujours raccord avec la ligne du journal. «Je veillerai à ne pas mettre en difficulté Libération par l'expression de mes opinions», a-t-il dit. La rédaction, dans un communiqué jeudi soir, a déclaré qu'elle serait «particulièrement attentive à ce que ces engagements soient tenus».
L'intronisation d'Olivennes accompagne un bouleversement capitalistique pour Libération. Le mois dernier, le groupe de Patrick Drahi a annoncé le transfert du capital du journal à un fonds de dotation à but non lucratif. L'initiative a été «saluée» par la rédaction. Mais elle demande des «garanties juridiques, financières et sociales» et une «association des salariés à la mise en place et à la gouvernance de ce dispositif».