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Analyse

Ecole : comment raccrocher les décrocheurs ?

Les enseignants redoutent une explosion des inégalités alors que la plupart des enfants ne sont pas retournés en classe depuis la mi-mars. «Libération» propose quatre idées pour rattraper ce retard, subi d’abord par les élèves les plus défavorisés.
Dans une école élémentaire de Montrouge, le 15 mai. (Photo Marta Nascimento. REA)
publié le 11 juin 2020 à 20h16

Les enseignants racontent tous la même chose. Chacun à sa manière, avec sa sensibilité : cette inquiétude tenace pour ces élèves dont ils ont complètement perdu la trace. Pour les autres aussi, ceux qu’ils savent sur le fil, et qui ne sont toujours pas revenus en classe. Quel sera leur niveau de connaissances à la rentrée ? Où en seront-ils des apprentissages ? Certes, il est toujours possible de voir le verre à moitié plein et de se réjouir pour tous ceux restés bien accrochés à l’école, à travers l’écran de leur ordinateur. Mais chercheurs en sciences de l’éducation, corps enseignant et politiques de tous bords tombent d’accord : cette crise sanitaire qui, pour la première fois dans l’histoire, a conduit à la fermeture des établissements scolaires, aura des conséquences lourdes pour les élèves les plus défavorisés.

«Le suivi de l'enseignement à la maison a toujours été considéré comme producteur d'inégalités, rappelle Anne Barrère, sociologue à l'université Paris-Descartes. C'est bien pour cette raison qu'il existe des dispositifs pour faire travailler le plus possible les enfants défavorisés à l'école, et non à la maison.»

L’idée d’une école facultative

Les inégalités scolaires qui sont en France (plus que partout ailleurs) très corrélées à l’origine sociale des élèves, vont donc encore se creuser. Avec des dégâts en cascade, dont il est impossible de mesurer l’étendue. La proportion des élèves qui ont décroché est très difficile à appréhender. Le chiffre de 5 % à 8 %, brandi par le ministre Jean-Michel Blanquer, est impossible à vérifier. Tous les enseignants le disent. Comment savoir si un élève, même s’il répond aux messages, est toujours «dans le bain pédagogique» ?

Certes, la majorité des établissements ont rouvert. Mais les profs n'ont pas retrouvé tous leurs élèves. Les règles du protocole sanitaire et la méfiance sont telles que dans les faits, seuls 1,8 million d'écoliers sur 6,7 millions, et 600 000 collégiens sur 3,3 millions, seraient retournés en classe. Le plus souvent à mi-temps, voire pour un jour par semaine. Surtout, la priorité donnée aux enfants en difficulté n'a pas atteint son but. Les familles les plus éloignées de l'institution scolaire sont celles qui ont le plus d'appréhension à y retourner. Beaucoup ont peur. De plus en plus d'enseignants s'inquiètent aussi des traces que risque de laisser le principe du volontariat qui visait à rendre le retour à l'école plus doux. Sans reprise généralisée se diffuse doucement l'idée d'une école facultative. C'était très palpable mercredi à Montreuil.

La décision d’alléger le protocole sanitaire pourrait être prise dès ce vendredi. Mais à trois semaines des vacances d’été, un retour de tous les enfants en classe semble peu réaliste. En attendant, Blanquer communique à tout-va sur ces dispositifs déployés pour l’été - des «colonies apprenantes», «école ouverte buissonnière», destinés en priorité aux enfants en difficulté.

L’enjeu de la rentrée

«Les colonies de vacances sont par définition des lieux d'apprentissages. Qu'on ajoute un volet scolaire, vu les circonstances exceptionnelles, pourquoi pas… juge Jean-Paul Delahaye, ex-inspecteur général honoraire de l'Education nationale, auteur d'un rapport sur l'école et la grande pauvreté. Mais attention à ne pas prolonger le confinement social et culturel en créant des colonies à part. Il faut veiller à la mixité sociale.» Annoncés un mois avant les vacances, ces dispositifs risquent, de toute façon, de ne pas être de grande ampleur. Le vrai enjeu reste la rentrée de septembre. Que faire ? Que mettre en place pour lutter contre les inégalités ?

«Changer l'école, c'est un mantra permanent. Les réformes se succèdent sans cesse», déplore Anne Barrère. Elle craint pour la rentrée «un virage vers l'enseignement numérique, qui risque de créer plus de problèmes qu'il n'en résoudra».

Quatre spécialistes de l’éducation donnent des pistes pour rattraper les décrocheurs scolaires.

«Faire de l’entraide entre élèves un principe fondamental de l’école»

Philippe Meirieu, spécialiste en sciences de l’éducation :

«L’école à distance pendant le confinement ainsi que la reprise chaotique des mois de mai et de juin ont considérablement creusé les inégalités entre les élèves. Les enseignants vont donc se retrouver devant des groupes extrêmement hétérogènes : certains auront complètement décroché, d’autres auront avancé péniblement, d’autres, au contraire, auront renforcé leurs acquis et parfois même progressé. Les plus en difficulté auront presque tout oublié. Les plus méthodiques auront révisé consciencieusement et stabilisé leurs connaissances. Les plus autonomes auront peut-être été capables de combler leurs lacunes. Et les plus passionnés en auront profité pour découvrir ou approfondir telle ou telle question, telle ou telle œuvre… Les enseignants devront donc faire une évaluation pour savoir à peu près où se situent chacune et chacun. Ils pourront ainsi organiser des groupes de besoin temporaires et se répartir les élèves entre eux en sortant du cadre strict de la classe.

«Et puis, pourquoi ne pas tirer parti des différences de niveau entre les élèves pour promouvoir systématiquement l’entraide entre eux ? On sait en effet que l’entraide, quand elle est bien supervisée par un enseignant, bénéficie au moins autant à celui qui est aidé qu’à celui qui aide. Poussons les choses encore plus loin : pourquoi ne pas considérer que ces différences de niveau constituent une vraie chance, à la fois pour permettre d’aider au mieux les élèves et pour développer chez eux le sens de la solidarité ? On pourrait alors multiplier les classes multiniveaux, sur tout ou partie du temps scolaire, et faire de l’entraide entre élèves un principe fondamental de l’institution scolaire, à mettre en œuvre systématiquement et à tous les niveaux. Une manière aussi pour que l’école prenne sa part à la construction d’un «monde d’après» fondé sur la coopération plutôt que sur la concurrence entre les humains.»

«L’EPS permet de sortir les élèves du canevas scolaire classique»

Julien Fuchs, enseignant-chercheur en histoire du sport et de la jeunesse : 

«C'est le moment de redonner aux cours d'éducation physique et sportive (EPS) toute leur place. Ces heures, sanctuarisées dans l'emploi du temps, sont quasi les seules qui permettent de sortir du canevas scolaire classique… Et donc de limer un peu les inégalités, en permettant de mobiliser d'autres savoirs que ceux que valorise l'école en temps normal. Apprendre à se mouvoir, gérer son effort, à mieux connaître son corps… On a tous mesuré l'importance du rapport au corps pendant ce confinement. Plus que jamais, les élèves ont besoin des cours d'EPS. Il faut les valoriser, et faire aussi la publicité de ce dispositif qui existe depuis longtemps et dont on parle peu : les cours d'UNSS [Union nationale du sport scolaire] les mercredis après-midi. Tous les profs d'EPS ont, dans leur service, trois heures pour proposer des activités en dehors du temps scolaire, et quasi gratuites. Profitons-en ! Et renouons surtout avec le plein air. Après la guerre, on ne se posait pas la question. Les cours d'EPS se passaient dehors, faute de gymnases.

«Cette crise aujourd’hui est l’occasion d’amener les enfants en dehors des murs de l’école. Où que l’on soit, il n’est pas très difficile de trouver un coin de verdure. Un parc public ou des chemins, peu importe. L’EPS est la porte d’entrée à de multiples savoirs : l’écologie, les sciences de la vie et de la terre, les questions sociétales, etc. Quand des professeurs d’EPS proposent une activité badminton, ils ne se limitent pas à la technique : on parle mixité filles-garçons, différences culturelles entre les pays… Tout un tas de choses périphériques que les enseignants, parce qu’ils sont enseignants, ont en tête. Ce qui n’est pas forcément le cas des animateurs sportifs , dont ce n’est pas le rôle et qui n’ont pas ces objectifs. Il ne faudrait pas réduire le sport à l’école à la seule pratique sportive. Ce serait une erreur, car c’est bien plus que cela.»

«Former les équipes enseignantes à la connaissance des milieux sociaux»

Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde : 

«Il est nécessaire de former les équipes enseignantes à la connaissance des différents milieux sociaux. Leur donner des clés pour mieux comprendre ce que cela veut dire, concrètement, de vivre dans la pauvreté. Et ainsi apprendre à dialoguer avec tous les parents, et pas seulement ceux qui ont les codes de l’école. Il faut absolument que l’éducation nationale avance sur ce terrain-là. Pendant ce confinement, beaucoup d’enseignants ont été confrontés à cette difficulté : ne pas savoir comment établir le lien avec certaines familles, sans commettre d’impairs. Les parents aussi ont rencontré des difficultés. Ne comprenant pas toujours les demandes des enseignants, sans oser le dire de peur de mal faire… Avançons.

«Cela ne nécessite pas un grand investissement. Il faut d’abord un temps de travaux communs entre parents qui ont l’expérience de la grande pauvreté et professionnels de l’éducation pour se découvrir, se comprendre, proposer aussi des vidéos très pratiques, avec des témoignages de familles : les entendre raconter à quoi ressemble le quotidien quand on vit dans un hôtel social, dans quelles conditions les enfants font leurs devoirs… A ATD Quart Monde, nous avons fait ce travail il y a quelques années : les vidéos étaient hébergées sur le réseau Canopé, mais elles n’y sont plus. Recommençons ! Si tous les enseignants pouvaient les voir, on changerait les regards. Quand le président de la République a annoncé la réouverture des écoles pour accueillir en priorité les enfants en difficulté, les familles concernées ont reçu le message comme «la reprise de l’école est risquée, on envoie nos enfants d’abord pour tester comment l’épidémie évolue». Il y a urgence à apprendre à se comprendre. Après de si longs mois, les enseignants n’arriveront pas à raccrocher les enfants sans les parents.»

«Inciter les étudiants à accompagner des élèves plus jeunes»

Eunice Mangado-Lunetta, directrice des programmes de l’AFEV (1) : 

«L'année est historique et nous avons besoin d'une mobilisation exceptionnelle si nous ne voulons pas voir les chiffres du décrochage scolaire exploser. Les enseignants ne pourront pas rattraper à eux seuls les dégâts du confinement. Le besoin d'accompagnement individuel des élèves est devenu indiscutable. Aujourd'hui, l'Afev peut compter sur 8 000 étudiants bénévoles qui s'engagent pour faire du mentorat auprès de jeunes des quartiers populaires. Avec le Collectif Mentorat, qui réunit huit associations qui travaillent avec des jeunes, nous sommes 22 000. Au vu des besoins de cette rentrée de tous les dangers, ça reste complètement insuffisant. Pour nous, l'une des clés d'un engagement beaucoup plus massif des étudiants pourrait venir des universités. Il faut des moyens d'inciter les étudiants à prendre du temps pour accompagner des élèves plus jeunes. La reconnaissance et la valorisation de l'engagement étudiant ouvrant droit à des crédits ECTS [points permettant de valider un cursus, ndlr] existent, mais c'est encore sous-développé. Ce sont pourtant des expériences qui permettent aux étudiants de développer des compétences sociales, les fameuses «soft skills» précieuses pour les employeurs (empathie, communication, capacité d'initiative…).

«Quant à l’impact social du mentorat sur le jeune accompagné, il est aujourd’hui avéré. Nous avons besoin d’une alliance éducative, entre élèves et étudiants, mais aussi entre le monde associatif engagé dans l’accompagnement scolaire et les acteurs publics. On ne parle pas seulement de financement, mais d’un engagement actif, il faut encourager tous les profils de mentor, notamment les personnes actives, à venir donner un peu de leur temps, une fois par semaine, pour suivre un enfant.»

(1) Association de la fondation étudiante pour la ville.