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Libération

«Inciter les étudiants à accompagner des élèves plus jeunes»

Eunice Mangado lunetta phoot DR
publié le 11 juin 2020 à 20h16

Quatre spécialistes de l’éducation donnent des pistes pour rattraper les décrocheurs scolaires.

«Faire de l’entraide entre élèves un principe fondamental de l’école»

Philippe Meirieu, spécialiste en sciences de l’éducation : «L’école à distance pendant le confinement ainsi que la reprise chaotique des mois de mai et de juin ont considérablement creusé les inégalités entre les élèves. Les enseignants vont donc se retrouver devant des groupes extrêmement hétérogènes : certains auront complètement décroché, d’autres auront avancé péniblement, d’autres, au contraire, auront renforcé leurs acquis et parfois même progressé. Les plus en difficulté auront presque tout oublié. Les plus méthodiques auront révisé consciencieusement et stabilisé leurs connaissances. Les plus autonomes auront peut-être été capables de combler leurs lacunes. Et les plus passionnés en auront profité pour découvrir ou approfondir telle ou telle question, telle ou telle œuvre… Les enseignants devront donc faire une évaluation pour savoir à peu près où se situent chacune et chacun. Ils pourront ainsi organiser des groupes de besoin temporaires et se répartir les élèves entre eux en sortant du cadre strict de la classe.

«Et puis, pourquoi ne pas tirer parti des différences de niveau entre les élèves pour promouvoir systématiquement l’entraide entre eux ? On sait en effet que l’entraide, quand elle est bien supervisée par un enseignant, bénéficie au moins autant à celui qui est aidé qu’à celui qui aide. Poussons les choses encore plus loin : pourquoi ne pas considérer que ces différences de niveau constituent une vraie chance, à la fois pour permettre d’aider au mieux les élèves et pour développer chez eux le sens de la solidarité ? On pourrait alors multiplier les classes multiniveaux, sur tout ou partie du temps scolaire, et faire de l’entraide entre élèves un principe fondamental de l’institution scolaire, à mettre en œuvre systématiquement et à tous les niveaux. Une manière aussi pour que l’école prenne sa part à la construction d’un "monde d’après" fondé sur la coopération plutôt que sur la concurrence entre les humains.»

«L’EPS permet de sortir les élèves du canevas scolaire classique»

Julien Fuchs, enseignant-chercheur en histoire du sport et de la jeunesse :

«C'est le moment de redonner aux cours d'éducation physique et sportive (EPS) toute leur place. Ces heures, sanctuarisées dans l'emploi du temps, sont quasi les seules qui permettent de sortir du canevas scolaire classique… Et donc de limer un peu les inégalités, en permettant de mobiliser d'autres savoirs que ceux que valorise l'école en temps normal. Apprendre à se mouvoir, gérer son effort, à mieux connaître son corps… On a tous mesuré l'importance du rapport au corps pendant ce confinement. Plus que jamais, les élèves ont besoin des cours d'EPS. Il faut les valoriser, et faire aussi la publicité de ce dispositif qui existe depuis longtemps et dont on parle peu : les cours d'UNSS [Union nationale du spot scolaire] les mercredis après-midi. Tous les profs d'EPS ont, dans leur service, trois heures pour proposer des activités en dehors du temps scolaire, et quasi gratuites. Profitons-en ! Et renouons surtout avec le plein air. Après la guerre, on ne se posait pas la question. Les cours d'EPS se passaient dehors, faute de gymnases.

«Cette crise aujourd’hui est l’occasion d’amener les enfants en dehors des murs de l’école. Où que l’on soit, il n’est pas très difficile de trouver un coin de verdure. Un parc public ou des chemins, peu importe. L’EPS est la porte d’entrée à de multiples savoirs : l’environnement, les sciences de la vie et de la terre, les questions sociétales. Quand des professeurs d’EPS proposent une activité badminton, ils ne se limitent pas à la technique : on parle mixité filles-garçons, différences culturelles entre les pays… Tout un tas de choses périphériques que les enseignants, parce qu’ils sont enseignants, ont en tête. Ce qui n’est pas forcément le cas des animateurs sportifs employés par la ville ou autres. Il ne faudrait pas réduire le sport à l’école à la seule pratique sportive. Ce serait une erreur, car c’est bien plus que cela.»

«Former les équipes enseignantes à la connaissance des milieux sociaux»

Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde :

«Il est nécessaire de former les équipes enseignantes à la connaissance des différents milieux sociaux. Leur donner des clés pour mieux comprendre ce que cela veut dire, concrètement, de vivre dans la pauvreté. Et ainsi apprendre à dialoguer avec tous les parents, et pas seulement ceux qui ont les codes de l’école. Il faut absolument que l’éducation nationale avance sur ce terrain-là. Pendant ce confinement, beaucoup d’enseignants ont été confrontés à cette difficulté : ne pas savoir comment établir le lien avec certaines familles, sans commettre d’impairs. Les parents aussi ont rencontré des difficultés. Ne comprenant pas toujours les demandes des enseignants, sans oser le dire de peur de mal faire… Avançons.

«Cela ne nécessite pas un grand investissement. Il faut d’abord un temps de travaux communs entre parents qui ont l’expérience de la grande pauvreté et professionnels de l’éducation pour se découvrir, se comprendre, proposer aussi des vidéos très pratiques, avec des témoignages de familles : les entendre raconter à quoi ressemble le quotidien quand on vit dans un hôtel social, dans quelles conditions les enfants font leurs devoirs… A ATD Quart Monde, nous avons fait ce travail il y a quelques années : les vidéos étaient hébergées sur le réseau Canopé, mais elles n’y sont plus. Recommençons ! Si tous les enseignants pouvaient les voir, on changerait les regards. Quand le président de la République a annoncé la réouverture des écoles pour accueillir en priorité les enfants en difficulté, les familles concernées ont reçu le message comme «la reprise de l’école est risquée, on envoie nos enfants d’abord pour tester comment l’épidémie évolue». Il y a urgence à apprendre à se comprendre. Après de si longs mois, les enseignants n’arriveront pas à raccrocher les enfants sans les parents.»

«Inciter les étudiants à accompagner des élèves plus jeunes»

Eunice Mangado-Lunetta,  directrice des programmes de l’AFEV (1) :

«L'année est historique et nous avons besoin d'une mobilisation exceptionnelle si nous ne voulons pas voir les chiffres du décrochage scolaire exploser. Les enseignants ne pourront pas rattraper à eux seuls les dégâts du confinement. Le besoin d'accompagnement individuel des élèves est devenu indiscutable. Aujourd'hui, l'Afev peut compter sur 8 000 étudiants bénévoles qui s'engagent pour faire du mentorat auprès de jeunes des quartiers populaires. Avec le Collectif Mentorat, qui réunit huit associations qui travaillent avec des jeunes, nous sommes 22 000. Au vu des besoins de cette rentrée de tous les dangers, ça reste complètement insuffisant. Pour nous, l'une des clés d'un engagement beaucoup plus massif des étudiants pourrait venir des universités. Il faut des moyens d'inciter les étudiants à prendre du temps pour accompagner des élèves plus jeunes. La reconnaissance et la valorisation de l'engagement étudiant ouvrant droit à des crédits ECTS [points permettant de valider un cursus, ndlr] existent, mais c'est encore sous-développé. Ce sont pourtant des expériences qui permettent aux étudiants de développer des compétences sociales, les fameuses «soft skills» précieuses pour les employeurs (empathie, communication, capacité d'initiative…). Quant à l'impact social du mentorat sur le jeune accompagné, il est aujourd'hui avéré. Nous avons besoin d'une alliance éducative, entre élèves et étudiants, mais aussi entre le monde associatif engagé dans l'accompagnement scolaire et les acteurs publics. On ne parle pas seulement de financement, mais d'un engagement actif, il faut encourager tous les profils de mentor, notamment les personnes actives, à venir donner un peu de leur temps, une fois par semaine, pour suivre un enfant.»

(1) Association de la fondation étudiante pour la ville.