Un corps de très haute précision mis brutalement à l'arrêt, confiné, déconfiné mais encore déréglé. Une âme d'artiste ou de sportif bousculée. Les frères Louvet ont traversé ensemble la crise du Covid-19 au milieu des vignes, dans la maison parentale de Givry (Saône-et-Loire). Germain, 27 ans, est danseur étoile à l'Opéra de Paris. Louis, 22 ans, est coureur cycliste professionnel dans l'équipe Saint-Michel - Auber 93. L'un est impatient de retrouver la scène, mais sans avoir de date de reprise. L'autre, les compétitions sur route (à compter du 1er août). Entretien croisé.
Que se passe-t-il quand un corps performant est mis au repos forcé ?
Germain. Le corps et le mental ! Tout est allé très vite. Je dansais Gisèle à Tokyo et Onéguine à Saint-Pétersbourg. Le 15 mars, j'étais encore en Russie, le 16 j'étais rapatrié en France et le 17 je quittais Paris… J'ai pris les deux premières semaines du côté agréable. Je n'avais jamais aussi bien dormi ! Toi, Louis, tu es habitué à passer du temps à l'extérieur. Moi, pas du tout, compte tenu de mon travail et du fait que j'habite à Paris. Là, je revis ce que j'ai un peu loupé, de mes 12 ans à aujourd'hui, depuis l'école de danse à Nanterre puis à l'Opéra. Je retrouve mes sensations de quand j'étais petit. Voir la nature pousser, être réveillé par les oiseaux… Mais, bien vite, ma motivation à danser a fléchi. Le flou sur notre calendrier était très déprimant. J'avais un sentiment d'oppression, parce que je n'avais pas la place nécessaire pour m'exercer. Peut-être est-ce chimique, étant donné que je produisais moins d'endorphine que d'ordinaire. Louis doit avoir le même problème avec le manque de kilomètres…
Louis. J'habite à Chalon-sur-Saône mais le confinement en pleine nature m'a fait beaucoup de bien, du moins dans un premier temps. Le calme, les retrouvailles en famille, avec mes deux frères [l'aîné, Marius, 29 ans, travaille dans une entreprise de conseil et expertise autour du sport, ndlr]. C'était tellement bien que j'ai pris trois kilos ! Bon, j'en ai immédiatement perdu quatre. J'ai soufflé et puis j'ai commencé à m'inquiéter. Comment imaginer l'avenir sans objectif précis ? J'avais visé certaines épreuves au printemps, tout tombait à l'eau. Le déconfinement m'inquiétait aussi. Est-ce que je saurais encore faire du vélo ? Les descentes, les trajectoires bien nettes… Finalement, c'est revenu très vite. J'ai perdu 25 % de mes capacités mais je reviens en forme.
G.L. Je crois avoir perdu en précision, en contrôle, en propreté. Je me sens moins aiguisé, moins sec, moins fort. Heureusement, il y a un instinct de mouvement qui résiste.
Comment avez-vous entretenu votre forme physique ?
L.L. J'ai acheté un «home-trainer» connecté, un système qui permet de s'entraîner en ligne contre d'autres coureurs. Avec la puissance qu'on dégage sur son vélo, on fait se déplacer son double sur un écran. On roule dans un univers de fiction, passant de la jungle aux lacets de l'Alpe d'Huez. Il y a une course organisée toutes les heures. Plus dur qu'une compétition sur route ! Il n'y a pas de ventilation, on transpire beaucoup. C'est un outil pratique, mais il me manque la vue du paysage, les odeurs…
G.L. Pour les danseurs, c'est un peu le même principe. Nous apparaissions sur des écrans en mosaïques. J'ai travaillé avec une coach qui nous donnait des cours par Zoom. A partir de fin mars, j'ai pu suivre les cours de l'Opéra de Paris sur Teams, à raison d'une heure par jour. Nous ne pouvions travailler qu'à 60 % de nos possibilités, par manque de matériel ou à cause des sols plus durs que d'habitude et qui finissent par nous fatiguer. J'ai maintenu l'entraînement quotidien en m'accrochant à du mobilier puis à une petite barre démontable. Je ne suis pas resté à Paris, l'appartement est trop petit. Pour danser, on a besoin d'environ 10 m² bien dégagés et de la hauteur sous plafond pour les exercices où on a les bras en l'air. Et j'ai de longs bras !
Cette parenthèse vous a-t-elle permis de vous régénérer ?
G.L. C'est vrai qu'on tire sur la corde en temps normal. Les cyclistes ont la chance de suivre un emploi du temps très «géré». Les danseurs sont libres de faire ce qu'ils veulent à côté, et ça peut être trop : galas supplémentaires, mannequinat, etc. La saison dernière, j'ai calculé : j'ai enchaîné 45 spectacles avec l'Opéra, 70 au total, ce qui correspond à une quarantaine de rôles. Pendant une semaine, je peux danser presque tous les soirs.
L.L. La fatigue du cycliste est davantage psychique que physique. Les gros mois de l'année, on part plus de 20 jours loin de chez nous. Pour ce qui est du surentraînement, je fais attention depuis mes 16-17 ans. Je me suis toujours arrêté avant le coup de pompe dont on se remet difficilement.
Vos métiers sont-ils traumatisants pour le corps ?
L.L. Non. Contrairement à Germain, je n'ai pas de petites douleurs. Si ce n'est parfois le mal de tête. Le pire, c'est quand je ne réussis pas ma course. Ou quand je chute sans gravité : on se sent impuissant une fois étendu sur le sol… Mais mon corps n'a jamais été un problème.
G.L. Moi non plus, jusqu'à récemment. Depuis six mois, j'ai une cheville qui me fait mal, avec des problèmes inflammatoires dès que je fais les pieds flex (ce que je fais 1000 fois par cours de danse). Au bout d'un moment, on l'intègre et on l'oublie. Les douleurs de courbatures, de fatigue, d'étirement, de dépassement de soi ne sont pas désagréables. Le confinement a joué un rôle bâtard dans notre accès aux soins. D'habitude, je vais voir le kiné ou l'ostéo une à deux fois par semaine. Je n'ai toujours pas passé mon scanner prévu en mars, alors que j'ai une gêne au niveau de l'os de l'astragale. On pense que le corps, puisqu'il va s'arrêter, va récupérer. Mais si un problème n'est pas réglé, il perdure. Dans trois mois, la douleur va se réveiller. Cela dit, mon métier est beaucoup moins dangereux que celui de Louis.
L.L. Ah bon ? Je me considère plutôt comme chanceux.
G.L. Tu rigoles ? Tu as déjà fait des chutes qui t'ont valu des points de suture tout près de la carotide… Moi, je ne risque rien d'aussi grave. Tout au plus une rupture des ligaments croisés. Ou alors un morceau de décor qui me tombe sur la tête. Car, avec les objectifs de rentabilité qui touchent la culture, ce genre d'accident finit par arriver !
Qu’est-ce qui vous a manqué pendant cette pause ?
G.L. L'interaction avec les autres. Les musiciens, le chef d'orchestre, les habilleuses, les maquilleuses. Il existe une sorte de solidarité autour d'un projet commun : faire un beau spectacle. Nos journées à l'opéra sont rythmées par une voix qui résonne dans les haut-parleurs : «Lever de rideau dans quatre minutes !» Cette voix me manque.
L.L. J'aime tellement la vie dans le bus de l'équipe avant le départ, la tension qui monte et les odeurs d'huile chauffante avec lesquelles on se masse les jambes par temps froid. On dit que le cyclisme est un sport individuel qui se pratique par équipe. Un équipier se sacrifie pour un leader avec qui il a des rapports lointains, avec qui il ne s'entraîne pas au quotidien. Le collectif m'a manqué. Et aussi la satisfaction de franchir une ligne d'arrivée. Qu'on gagne ou pas, il y a là une sensation d'accomplissement.
Avez-vous cogité sur la place de votre métier dans la société ?
G.L. C'est l'occasion de se demander ce qu'on a envie de transmettre. Le moment de sortir de sa bulle de confort. L'Opéra Garnier est un palais très douillet pour les artistes et le public. S'il faut provisoirement concevoir la danse autrement, on pourrait par exemple développer les performances en plein air ou des projets de vidéo avec réalisateur et chorégraphe, qui démultiplieraient les possibilités de toucher un public très large…
L.L. Le cyclisme est plus difficile à réinventer. Les compétitions de vélo virtuel, je ne suis pas très pour. De même, je suis opposé aux épreuves sans public [une mesure sanitaire imaginée en avril par les organisateurs du Tour de France 2020, mais abandonnée par la suite, ndlr]. Le sport sert à faire vibrer les gens. Et ils font vibrer les sportifs en retour. On a parlé de remplacer temporairement les courses en peloton par des contre-la-montre. Certes, c'est ma spécialité mais, à la longue, l'exercice n'est pas très drôle. On perd la part de stratégie et d'adversité, et le plaisir de faire ce sport ensemble.
G.L. On peut s'interroger sur notre rôle d'artiste et notre place dans la société. On connaît les personnes prioritaires : soignants, caissiers, livreurs, agriculteurs, tous les métiers qui continuent à produire… La survie de la population ne semble pas dépendre de nous.
L.L. Paradoxalement, nous exerçons aussi des métiers «essentiels». Le sport et la culture, c'est crucial pour divertir les gens… Nous parlons surtout aux gens qui n'ont plus rien d'autre pour se raccrocher. Heureusement qu'il y avait des redifs, à la télé ou sur Internet, d'événements sportifs ou culturels.
Avez-vous peur pour votre avenir ?
A l’Opéra, nous sommes en CDI, assimilés fonctionnaires. On bénéficie d’une subvention de l’Etat mais l’Opéra de Paris dépend de plus en plus de mécènes et le secteur de la danse en général se précarise. La difficulté de la culture, c’est qu’elle n’est pas faite pour être rentable. Pas de façon directe.
L.L. Pour nous, c'est plus compliqué. Les cyclistes enchaînent les CDD d'un an ou deux. Une blessure au mauvais moment et tout peut s'arrêter. J'ai appris à relativiser les choses. On entend parler d'équipes sur le point de s'arrêter avec la crise économique. Par chance, la mienne devrait toujours être dans le peloton en 2021. Nous sommes sponsorisés par Saint-Michel et les gens ont mangé des madeleines pendant le confinement…
Et à la retraite ?
G.L. Tout sera possible. Journaliste, ça pourrait m'intéresser. Aller voir des spectacles, rencontrer des artistes puis écrire… Je serais ravi.
L.L. Je pense rester dans le domaine du sport. Ça me plairait beaucoup de diriger une équipe. Ou alors, je m'occuperai d'une ferme avec des vaches laitières. On a un oncle qui fait ça en Franche-Comté. On allait là-bas en vacances. Germain courait après les poules et moi derrière les vaches !