L’histoire se répète toujours, dit-on. Dans la famille élargie Roger-Korganow, c’est avec le bac qu’elle a bégayé. Premier hoquet en mai 68. Jean-Marc Roger, aujourd’hui âgé de 70 ans, est en terminale C, la filière scientifique de l’époque, au lycée Alain à Alençon (Orne). Si elles touchent peu cette ville moyenne de Normandie, les manifestations et le blocage des lycées perturbent l’organisation nationale du baccalauréat qui doit se tenir un mois plus tard. Pour sauver l’examen, les épreuves sont transformées en une série d’oraux concentrés sur une journée, et les résultats proclamés dans la foulée. Bilan : un taux de réussite de 81,3 %, contre 60 % environ les années précédentes, et la réputation d’un «bac au rabais».
2020. Nouveau soubresaut, dans la génération des petits-enfants cette fois. Cette année, avec le coronavirus, c'est tout l'examen final qui a sauté. «Dès qu'on a appris en avril qu'on aurait le bac grâce au contrôle continu, on a lâché les révisions», dit sans complexe Tania, petite-fille par alliance de Jean-Marc. Le rituel de passage se réduira à la délivrance d'un diplôme jaune pâle. Le 7 juillet, Tania et Bérénice, une amie proche qui s'est installée dans sa famille avant de devenir la deuxième «petite-fille de cœur» de Jean-Marc, auront leur bac. Avec mention, compte tenu de leurs notes obtenues jusqu'à la suspension des cours, et sans ce petit stress des résultats. Pour ces deux bonnes élèves, l'issue laissait peu de place au doute, même avant l'annonce de l'annulation des épreuves. «Sur le moment, ça m'a fait un coup, raconte Bérénice, élève au lycée Maurice-Ravel dans la capitale. Le bac, c'est quand même un gros truc. On nous y prépare quasiment depuis le primaire. Là, tout s'est effondré d'un coup : plus d'examen pour le bac, plus de notes depuis le confinement, alors que c'est la base du système scolaire qu'on connaît.»
«Rite de passage»
Lycéenne à Hélène-Boucher à Paris, Tania, qui va intégrer une école d'art à la rentrée, a plutôt vécu la nouvelle comme une délivrance. «J'étais surtout soulagée. Le seul truc bizarre, c'est de ne pas s'être dit au revoir. On a l'impression d'avoir raté notre dernière semaine de lycée, avec les enseignants et nos camarades de classe», là où Mai 68 avait au contraire resserré les liens. Un épisode de la saga historique du diplôme qu'elles ne connaissaient pas. «Le bac, c'est quelque chose d'important dans les conversations avec les parents, mais on n'en avait jamais parlé avec Jean-Marc. Toute cette histoire autour du bac 1968 nous avait échappé jusqu'à ce qu'on se retrouve un peu dans la même situation au début du confinement», raconte Tania, dont les parents ont été les seuls des trois générations à passer le bac avec le cérémonial de l'examen.
Jean-Marc Roger, bachelier en 1968, samedi à Trébeurden (Côtes-d’Armor). Photo
Vincent Gouriou
Le grand-père ne s'inquiète pas de la réputation de «bac donné». «En 68, on savait déjà que ce qui comptait professionnellement n'était pas tant le bac que les études supérieures. L'avoir, c'était surtout important pour partir du domicile familial, pour le rite de passage à l'âge adulte.» Lui l'a même eu deux fois. Une première en juin 1968 en filière scientifique et une seconde l'année suivante «pour la blague», en section littéraire cette fois. «C'était juste pour la combine. J'étais en prépa et passer le bac ouvrait le droit à huit jours de révisions. Pour moi qui l'avais déjà eu dans une autre série, ça voulait dire huit jours de congé gratuits.» Il sourit : «Au cours de ma carrière à la direction immobilière du groupe la Poste puis de la SNCF, j'ai beaucoup recruté mais jamais regardé les résultats au bac.»
Un de ses anciens camarades de classe de terminale, Thierry Verrier, devenu son beau-frère, partage son point de vue. «Des plaisanteries sur la valeur de notre bac, on en a eu notre part, mais ça n'a jamais été très loin. Le plus souvent, on en rigolait ou j'y opposais ma mention très bien quand c'était plus sérieux.» Sorti de ses études supérieures ingénieur civil des ponts et chaussées, Thierry se rappelle tout même qu'au début de sa carrière, il s'était contenté d'inscrire bac avec mention sur son CV, sans préciser l'année. «J'évitais d'en parler avec mes collègues, sauf avec ceux de confiance. Mais ces précautions s'estompent vite. Une fois qu'on est bien lancé dans la vie professionnelle, plus personne n'en parle.»
«Lacunes»
Au bout du compte, la génération 68 a mieux réussi professionnellement que les autres : une étude menée en 2005 a montré qu'en obtenant le bac plus facilement, plus de jeunes des milieux ouvriers ont accédé à la fac et ont eu accès à une carrière et des revenus inespérés. L'histoire sera-t-elle aussi joyeuse avec les bacheliers 2020 ? Jean-Marc - lui aussi ingénieur diplômé de l'Ecole centrale - fait la moue. Il doute. Thierry également : «En 1968, les cours s'étaient arrêtés début mai. Le programme était bouclé. Là, ils n'ont plus cours depuis mars. J'ai peur que certains élèves soient plombés par leurs lacunes.» Bérénice, qui attaque une classe prépa HEC en septembre : «J'espère que les profs prendront en compte le fait qu'on ne soit pas toujours allé au bout des programmes. Si ce n'est pas le cas, ça me ferait bien plus peur que d'avoir un bac bizarre.»