Quand on lui demandait comment il se définissait, il répondait : «Historien de la répression. J'ai créé mon genre…» Maurice Rajsfus a consacré la majeure partie de sa vie à l'examen implacable des crimes et délits policiers en France. Figure libertaire, il est mort samedi à l'âge de 92 ans des suites d'un cancer, a annoncé son fils Marc Plocki.
Né Maurice Plocki le 9 avril 1928, l'homme a minutieusement archivé, à partir de Mai 68 et pendant plus de quarante ans, les «brutalités sans nom», cinglait-il, de la police française. C'est peu dire qu'il en voulait aux forces de l'ordre - et qu'il avait ses raisons : en juillet 1942, la police du régime de Vichy avait raflé sa famille parce que juive, les laissant, sa sœur et lui, orphelins dans un Paris occupé par les nazis. Décortiquant des milliers d'articles de presse, Rajsfus a analysé les politiques des ministres de l'Intérieur qui se succédaient et, expliquait-il, justifiaient l'injustifiable : le harcèlement et les violences racistes, la répression des mouvements sociaux, les «gestes que l'on enseigne en école de police» et qui brisent parfois des vies.
La dernière fois que Libération l'avait rencontré, c'était durant l'été 2019, pour un projet d'article sur le déni institutionnel entourant l'expression même de «violences policières» - il avait alors ironiquement évoqué «une certaine retenue» de l'Etat à reconnaître la réalité. Finalement, l'idée d'un portrait s'était imposée, tant Maurice Rajsfus incarnait à la fois l'histoire et la contemporanéité d'un combat dont l'actualité vient régulièrement rappeler la raison d'être. «La violence policière, elle est dans l'ADN du policier», disait-il. A ses yeux, un fil historique courait entre la police de Vichy, celle du massacre du métro Charonne en 1962, celle de Mai 68, celle qui mutilait récemment lors des manifestations de gilets jaunes, et celle qui tue parfois encore dans les quartiers populaires.
Certaines de ses réflexions revenaient en mémoire ces dernières semaines, à l'écoute des arguments visant à déresponsabiliser les forces de l'ordre ou à minimiser leurs dérives. Ainsi de l'idée qu'il serait normal que la police compte dans ses rangs un certain nombre de racistes, car elle serait «à l'image de la société». «J'ai été invité par Europe 1 à un débat avec des cadres de la police parisienne, il y a une dizaine d'années, nous avait-il raconté. Je ne suis pas sectaire, j'y vais. A un moment donné, je crois que c'est le numéro 2 ou 3 de la PJ [police judiciaire] qui me dit : "Vous savez, il n'y a pas plus de racistes dans la police que dans la moyenne de la population." Alors là, je lui ai arraché le micro, je lui ai dit : "Vous avez tort de me dire ça, parce que pour entrer dans la police, il faut passer un concours d'entrée. Ensuite, il y a un an d'école de police. Et à la sortie, il y a encore un concours. Donc il ne devrait pas y avoir un seul raciste dans la police."»
Fiches. Président durant plusieurs années du réseau Ras l'Front, né en 1990 pour lutter contre le Front national et ses idées, cofondateur de l'Observatoire des libertés publiques et créateur du bulletin mensuel Que fait la police ?, l'ancien journaliste a écrit près de 60 ouvrages, dont de nombreux consacrés aux forces de l'ordre. Entre autres : la Police hors-la-loi, les Mercenaires de la République ou Je n'aime pas la police de mon pays. Il a également examiné dans un livre le douloureux sujet de la collaboration de certains Juifs avec le régime de Vichy (Des Juifs dans la collaboration, paru en 1980). Samedi soir, la maison d'édition Libertalia, avec laquelle il cheminait, lui a rendu hommage : «Nous poursuivrons ses combats pour la justice et l'émancipation. Ami, ta rage n'est pas perdue !»
A la fin de sa vie, seul dans son appartement après la mort, en novembre 2018, de Marie-Jeanne, avec qui il avait vécu durant soixante-cinq ans, Maurice Rajsfus avait une inquiétude : que ses archives, des centaines de boîtes en plastique contenant des milliers de fiches recensant les bavures policières, «partent à la benne». A la suite de la parution en 2019 de son portrait dans Libé, qui a finalement joué le rôle d'une petite annonce, un contact a été établi avec la Contemporaine (anciennement Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) pour que son travail y soit sauvegardé. Le processus était en bonne voie : «Des gens sont venus chez lui pour faire le métrage de toutes ses archives», raconte son fils. La crise sanitaire du Covid-19 a tout suspendu, mais «ce sera fait de façon certaine», assurent les éditions Libertalia.
Un autre projet était en cours : un livre d'entretiens avec le journaliste David Dufresne qui, à travers ses interpellations «Allô Place Beauvau», avait repris le flambeau d'une recension systématique des faits et gestes policiers. «On s'était vus en début d'année pour préparer ce livre, où l'on voulait confronter nos expériences et nos points de vue, dit Dufresne. Il voyait bien que quelque chose basculait en ce moment par rapport à l'observation de la police, avec toutes les vidéos.»
Symbole. Pour préparer ce livre, Rajsfus avait récemment écrit une cinquantaine de pages de notes. Dufresne arrivait, lui, avec plein de questions : «Maurice Rajsfus avait compris que c'était l'accumulation des événements qui faisait sens. Un cas peut être hasardeux, mais pas une accumulation.»
Signe de l'importance qu'avait acquise Rajsfus, l'annonce de sa mort a été suivie par de nombreux hommages, certains militants antiracistes saluant un «monument». D'autres ont relevé un évident symbole : son existence a pris fin le jour même où des dizaines de milliers de personnes défilaient dans plusieurs villes de France pour dénoncer le racisme et les violences policières, et réclamer «justice». Le combat de sa vie est désormais celui d'une époque, porté par un mouvement sans frontières.