Nous y sommes. Nous basculons dans le monde d’après.
L’économie redémarre, ou pas. Les restaurants rouvrent, ou pas. Les clusters disséminent, ou pas. Les malades présentant des signes persistants de Covid bien au-delà de vingt jours trouvent une consultation spécialisée pour les prendre en charge, ou pas.
Et en ville, dans nos cabinets, nous voyons arriver des patients qui, pour certains, après trois mois et demi d’interruption de leur suivi, sont enfin prêts à relancer les examens complémentaires, à pousser des investigations mises en veille pendant la pandémie. A un détail prêt.
Nous sommes rincés. Je suis rincé. Nombre de mes collègues sont rincés. Généralistes, infirmiers, ceux qui ont tenu la ligne en ville sont pour beaucoup sur les genoux. Certes, cela dépend probablement des régions, de la présence ou non d’une forte circulation du virus pendant ces longues semaines, mais nous sommes rincés.
Nous avons soigné Covid, pensé Covid, lu Covid, appris Covid, géré Covid, pendant toutes ces semaines. Et nous nous retrouvons parfois devant des gens qui sortent d’un confinement forcé en ayant l’impression que, pendant ce long intervalle, la vie s’est arrêtée. La leur, probablement. La nôtre, pas du tout.
J'ai travaillé plus que d'habitude, en intégrant les changements nécessaires, la téléconsultation, la diminution du nombre de consultations en présentiel, la désinfection, les mesures barrières, un timing précis pour éviter que les patients ne se croisent en salle d'attente. Tout cela dans une atmosphère anxiogène, surtout dans les premières semaines. Rien à voir, évidemment, avec ce qu'ont vécu mes confrères de l'est de la France, qui ont pris la première vague de plein fouet, ni avec ce qu'ont vécu les hospitaliers dans les services d'urgence et de réanimation en particulier. Mais j'aborde le mois de juin en piètre état. Et parfois, j'ai du mal à cacher mon irritation quand un patient baisse son masque chirurgical pour souffler d'un air entendu : «Ah là là, ces trucs-là, moi au bout de dix minutes je ne supporte plus.» Le masque FFP2 que je porte quotidiennement depuis début mars masque habilement mon rictus. Ou quand une autre me dit : «Oh je n'ai pas mis de masque parce que je venais seulement chez vous.»
Alerté par mes collègues, j’ai écouté l’intégralité de l’audition d’Olivier Véran devant la commission des affaires sociales du Sénat. J’ai apprécié la qualité de son élocution, sa vivacité d’esprit, sa capacité à aborder les sujets très divers sur lesquels on le questionnait, de la situation en Guyane jusqu’à l’allongement du délai de prise en charge de la PMA pour les femmes ayant été impactées par le Covid. A ceux qui lui reprochaient l’arrêt des soins courants dans tous les établissements le 6 mars, avec pour conséquence un recul de prise en charge de nombreux patients non-Covid, il a fait valoir adroitement que cela avait permis de vider les services et de préparer les soignants à la vague, et pris l’exemple de l’Italie qui n’avait pas eu cette chance avec, pour conséquence, le débordement immédiat des capacités de réanimation en Lombardie.
Sur la grande majorité des sujets, il a été bon, et j’ai frémi en imaginant Agnès Buzyn à sa place, dans un monde parallèle où Benjamin Griveaux aurait gardé pour lui ses érections matinales.
Mais d'emblée, sur la question cruciale des masques, il a clairement laissé entendre qu'il ne répondrait pas. La question des masques était «un problème de gestion collective», et partant il n'était pas question qu'il fasse le moindre commentaire sur ceux et celles qui l'avaient précédé à son poste. «Quand je suis arrivé, il y avait 120 millions de masques chirurgicaux dans le stock d'Etat. […] Je ne vois pas de faute politique, ni individuelle, mais un problème de gestion collective, de pilotage.» Il a continué en faisant semblant de s'interroger : «Est-ce qu'un milliard et demi de masques de protection auraient suffi à équiper la population générale ? Oui, pendant 5 à 6 jours.» Habilement, il n'était plus question ici de détailler entre masques chirurgicaux ou FFP2, et prétendre que ce milliard de masques aurait été dilapidé en moins d'une semaine constitue un joli tour de passe-passe, dans la mesure où ce milliard de masques aurait grandement changé la vie de l'ensemble des soignants du pays. De même, il n'a eu de cesse d'expliquer que la doctrine scientifique n'avait cessé de changer pendant la pandémie, et qu'il était trop facile de juger a posteriori : «On est souvent et volontiers jugé au regard des éléments dont les uns et les autres disposent quand ils vous jugent, plus rarement au regard de l'état de la science au moment où vous prenez les décisions.» Et Véran de s'appuyer sur les avis de l'OMS, de son conseil scientifique… sans jamais, évidemment, se référer aux travaux des médecins de terrain. Depuis des mois les généralistes de stop-postillons.fr informent la population et lui conseillent de coudre des masques pour le port en population générale, ou alertent sur les risques d'aérosolisation, au vu de l'étude des modes de contamination en Chine et aux USA.
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Mais c'est à la fin de son intervention que Véran enfonce le clou du déni. Interrogé par la sénatrice Martine Berthet sur le manque de masques pour les médecins libéraux, le ministre déclare : «Le recours à la médecine de ville a été extrêmement faible, beaucoup plus faible d'ailleurs que ce qui était attendu.» Je rappellerai ici que le gouvernement auquel appartient Olivier Véran a tout fait pour cacher le plus longtemps possible le nombre de soignants infectés ou décédés du Covid. Que par la force des choses il a été plus difficile pour certains confrères âgés ou fragiles de consulter leurs patients sans masques. Et pourtant, autour de moi, l'immense majorité des confrères était sur le pont, participant au fonctionnement du centre Covid, prenant en charge leurs patients, grâce entre autres à la téléconsultation. Ce déni de la présence de la médecine de ville sur le terrain est aussi en contradiction avec un sondage effectué début mai, dans lequel 92% des médecins et 97% des infirmiers libéraux affirmaient poursuivre leur activité pendant la pandémie. Certes, il s'agit de déclaratif, et on peut imaginer que sont surreprésentés les plus actifs, mais faire un lien entre le choix délibéré d'organiser la pénurie liée à l'absence de stock stratégique, et une supposée désertion de la médecine de ville, est absolument pitoyable. Et si j'avais un conseil à donner à mon confrère ministre hospitalier, ce serait d'abandonner l'édifice d'auto-justifications construit sur ce mensonge originel, qui ne tiendra pas à la barre à l'examen des pièces. D'autant que ce mensonge induit, hélas, chez certains libéraux, pas les plus affûtés du tiroir, une rancœur envers les hospitaliers. «Les masques, les masques, on entend ça tout le temps. C'est nous qui aurions trusté les masques», me dit Stella, 39 ans, urgentiste dans un grand hôpital. «En tout et pour tout, on avait deux masques FFP2, un pour le médecin qui intube, un pour l'infirmier qui l'aide. Et quand on les avait utilisés, on les gardait religieusement au cas où il faille les réutiliser dans la journée.»
Nous sommes tous rincés. Médecins et infirmiers de ville, soignants et cadres hospitaliers. Et alors que beaucoup veulent oublier la pandémie qui continue pourtant à se déployer en Afrique et en Amérique, nous voyons venir l’été. L’été du monde d’après. L’été de tous les dangers.