Il fut un temps où la médecine de ville assurait la continuité des soins tout au long de l’année. Nous n’avons pas déserté. Nous avons juste été laminés, année après année, mesure après mesure, médecin après médecin, jusqu'à la désertification actuelle. En été, quelques cabinets trouvent des remplaçants, et les services d’urgence encaissent, par nécessité, leur mission de service public, dans des conditions indécentes pour patients et personnels.
Cette année, c’est pire. Pendant plusieurs mois, les urgentistes, les réanimateurs, le personnel soignant, les cadres, ont travaillé d’arrache-pied. Les congés et les week-ends ont sauté. Et tout devrait maintenant reprendre comme avant. Un petit Ségur de la Santé, quelques médailles, des promesses larmoyantes, et roulez jeunesse. On n’a pas trop le temps de s’apitoyer sur vous, l’été arrive.
Parce que cela me tracasse, j’ai pris mon téléphone, et j’ai appelé des amis urgentistes. Leur constat a été sans appel.
Yonathan Freund est urgentiste à la Pitié-Salpêtrière : «Il n'y aura pas un avant et un après-Covid. C'était juste une pause. Il faut arrêter de penser que les gens vont se comporter différemment maintenant que c'est fini. Les urgences vont se remplir à nouveau, à toute heure, entre les malades, les angoissés et les gens pressés. Et il faut cesser de croire que l'hôpital va présenter un front uni. Les urgences sont le paillasson des autres services de l'hôpital, et ça va continuer. On est en temps continu. Nous… (on ne ferme), on ne ferme pas de lits, tout le service doit fonctionner. Quoiqu'il arrive, quel que soit l'état des personnels, on doit faire face, toute l'année. Là, personne n'a pris de vacances pendant trois mois, et les lignes de garde vont être terribles à remplir. De toute façon, aux urgences, les vacances d'été, ça signifie que si tu pars quinze jours, tu travailles deux fois plus pendant les quinze jours précédents pour faire le travail du collègue qui est parti avant toi et qui n'est pas remplacé, et quand tu reviens, en te croyant reposé, au bout de quatre jours tu as perdu tout le bénéfice de tes vacances.»
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Youri, 40 ans, est urgentiste à l'AP-HP : «Je travaille dans un hôpital plutôt bien loti en personnel médical, et par rapport à des collègues d'autres hôpitaux, je considère ne pas avoir à me plaindre. Il n'empêche. C'est la première année qu'on galère autant pour les plannings. En règle générale, les gens sont aidants, facilitants, ils échangent leurs gardes, se dépannent. Mais là tout le monde est à genoux. Chacun rogne un peu sur ses jours de vacances, sacrifiant le temps qu'ils voulaient passer avec les copains, les enfants, la famille, mais le cœur n'y est pas. Parce que l'état d'épuisement est tel que tout le monde appréhende l'été.»
«C’est fini, l’égoïsme est revenu»
Stella, 39 ans, est urgentiste au Samu : «Cet été, je ne sais pas comment on va réussir à remplir les plannings. Il va forcément y avoir des trous, des jours où les équipes ne seront pas au complet. Alors que la charge de travail est déjà énorme. De la grosse accidentologie grave, des accidents à haute cinétique, à la pelle. Des collègues me disent : il faut comprendre les gens, ils n'ont pas travaillé, ils sont stressés, peur d'être en retard à des rendez-vous… mais je n'y crois pas du tout. Dans tous ces accidents gravissimes, l'un des conducteurs a bu. Alors, je ne sais pas s'ils se sont fortement alcoolisés lorsqu'ils étaient confinés et ont oublié que ça peut être légèrement dangereux de conduire dans cet état, mais le résultat est accablant. Parce que, certes, il y a eu de gros progrès techniques sur les voitures en trente ans, mais à 140 à l'heure contre un platane, ça continue de faire mal. Et on se retrouve avec un nombre d'interventions lourdes comme il y a trente ans. Et puis quand on arrive avec ces blessés gravissimes, on se fait engueuler. Par les autres patients. Comme on se fait engueuler en régulation. Tout est revenu comme avant, très vite. Les gens ont fini d'applaudir, ils nous insultent à nouveau. Moi, les applaudissements, je trouvais ça un peu désuet mais mignon. Et puis quand les gens attendaient aux urgences, ils nous disaient : «oh là là, on pense à vous, on sait que vous avez des malades très graves». Mais là c'est fini, l'égoïsme est revenu, vis-à-vis de nous, vus comme de simples exécutants de qui on peut tout exiger tout de suite, et vis-à-vis des autres patients, dont ils se foutent. Alors, je ne dis pas que c'est tout le monde. Sur la route, tu as toujours des gens qui se déportent, qui ralentissent, nous laissent passer, mais ce qu'on voit, en intervention, aux urgences, c'est le reflet de ce qui se passe dans la société. Et les gens vont voter comme ça, avec cet égoïsme, et tu te demandes ensuite comment les choses pourraient changer… Enfin, on ne fait pas ce job pour se faire aimer…»
Oihan, 34 ans, est urgentiste au Samu lui aussi : «Mon sentiment, c'est que si des gens ont été suffisamment couillons pour croire que les choses allaient changer, c'est qu'ils devaient être vraiment fatigués. On nous a filé des moyens temporaires pour passer la crise, qui en pratique correspondaient aux moyens dont on aurait besoin pour bosser efficacement et décemment en temps normal. Les trois-quarts de ces moyens ont été repris dès le bordel fini et on nous a gentiment expliqué que oui, mais bon, faut pas déconner non plus, hein, ça coûte du pognon tout ça. Donc on va se refaire un été en flux tendu, puis un hiver en sous-dimensionnement, et on sera surpris comme tous les ans à chaque fois qu'on apprendra que l'hôpital est en tension, et rien ne changera. Et nous… (on tiendra), on tiendra, à grands coups de burn-out et d'enfumage politique et administratif, comme d'habitude. Regarde, certains services que la direction espérait fermer n'ont toujours pas rouvert et ne rouvriront pas. Et le nombre de lits a diminué, vu qu'ils ont viré toutes les chambres doubles, et on ne compensera pas en ouvrant plus de lits ailleurs. Par contre on virera petit à petit les postes de paramédicaux correspondants : infirmiers, aides-soignants… Donc si tu veux mon sentiment c'est essentiellement une résignation pessimiste, et un mépris profond pour les politiques et administratifs en charge de la santé en France. Alors l'été ? On va prendre nos vacances… et on fera des semaines de 80 heures dès qu'on sera revenu, pour compenser. J'aimerais bien te dire que c'est la fatigue qui parle, et c'est partiellement le cas, mais dans le fond mon opinion ne changera pas une fois mieux reposé. Elle sera juste exprimée avec un peu moins d'amertume.»
«Et puis ce matin, l’écrasante fatigue»
Un peu sonné, je me suis dit que peut-être, hors des services d’urgence, le ressenti était différent…
Luce, 47 ans, cadre à l'hôpital dans un laboratoire de biochimie, m'a ramené sur Terre : «Là où on pensait pouvoir souffler quelques jours, là où une activité normale nous aurait permis de donner quelques jours de congés…eh bien c'est raté. Depuis deux semaines, les dépistages sérologiques du personnel ont débuté. Tout le monde veut savoir s'il a été contaminé ou pas, avec des enjeux importants en termes de reconnaissance de maladie professionnelle. L'hôpital a bien essayé d'organiser ça pour qu'on puisse recevoir les 250 prélèvements max qu'on peut absorber dans une journée, mais quand on a atteint 620 vendredi… en une seule journée, après les 500 reçus le mardi et le mercredi. Ça a failli exploser comme jamais dans cette équipe sur le front depuis début février. J'ai réussi à tenir le navire, je ne sais pas comment. Et puis ce matin, l'écrasante fatigue. Comme souvent, comme les soignants en général, je ne m'écoute pas. Rien n'est grave quand on voit pire tous les jours. On essaie de nous faire croire que ce qui nous fait avancer, ce sont nos valeurs, et par dessus tout le service rendu au patient, le pouvoir de sauver des vies. Ça a l'air efficace comme levier et ça fonctionne. Mais ça fonctionne quand vous avez les moyens de travailler. Quand vous êtes fatigué, exaspéré, quand vous ne cautionnez plus la politique d'austérité, la seule force qui vous mène, c'est la culpabilité. Parce que le patient est toujours dans un état plus grave que le vôtre. Parce qu'il ne peut guérir que si vous vous occupez de lui. Alors, nous entretenons tout seuls cette culpabilité et elle suffit en général à nous faire accepter des conditions de travail déplorables, à nous faire travailler malgré la fatigue. Elle nous pousse en avant et elle nous flingue.»
Youri m'a rappelé alors que je finissais cet article : «Tu sais quand j'ai compris qu'il n'y aurait pas de monde d'après ? Il y a quinze jours, un soir, un patient a commencé à m'engueuler parce que ça n'allait pas assez vite, et a essayé de m'en coller une. Après tous ces mois de Covid, je me souviens, j'ai eu le déclic. OK, me suis-je dit. Tout est vraiment revenu à la normale.»
Les héros sont fatigués, et le pire est devant eux : «summer is coming».