Menu
Libération
EDITORIAL

Contradiction

publié le 22 juin 2020 à 20h36

Le mot progrès, décidément, a changé de sens. Selon d’anciens critères, la percée et l’extension continue d’Amazon, géant du commerce en ligne, auraient à coup sûr été saluées comme un progrès. Commodité des achats, modernité des «interfaces» numériques, prix moins élevés, rapidité des livraisons : tout devrait concourir, en théorie ancienne, à favoriser cet exemple de modernité commerciale, exemple type de l’innovation de marché qui favorise le consommateur, un peu à l’exemple de ce qu’ont été naguère les «hypers», eux aussi faciles d’usage et moins chers. D’autant que la firme implante régulièrement des établissements dans les pays où elle agit, avec, à la clé, d’importantes créations d’emplois.

Seulement voilà : ces implantations occupent des surfaces importantes, souvent au détriment d'espaces jusque-là vierges, comme on peut en juger par notre reportage près du pont du Gard ; les livraisons du système «click and mortar» (des clics et du mortier) multiplient les allées et venues de livreurs par nature émetteurs de CO2 ; la firme pratique une optimisation fiscale habile et tortueuse qui prive les pays d'accueil de recettes précieuses pour les budgets publics ; quant à l'emploi, il concerne surtout des jobs pénibles et mal payés, et chaque création de poste se paie chez les commerçants classiques de la destruction de deux ou trois emplois. La dématérialisation et la vitesse semblent à la pointe de l'innovation : elles se retrouvent au banc des accusés. Avec cette complication toutefois : il ne s'agit pas seulement d'un conflit entre capital et travail (gros profits d'un côté, maigres salaires de l'autre), mais d'une contradiction entre consommateurs et producteurs, les intérêts des premiers venant heurter de front ceux des seconds. Veut-on un réseau commercial vivant qui anime les centres-villes, quitte à payer plus cher les produits ? Rien n'est simple.