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Coup de chaud

Livre sur le management et le nazisme : la RATP se tape l'affiche

«Libres d'obéir», de l'historien Johann Chapoutot, explore le nazisme en tant que «matrice du management moderne». S'estimant accusée lorsqu'un conducteur du RER A a promu l'ouvrage sur le tableau de son syndicat, la direction de la régie l'a assigné en référé, avant de se rétracter.
Le RER A en gare de Châtelet-les Halles, à Paris, le 9 décembre 2019. (Photo Aurore Mesenge. AFP)
publié le 25 juin 2020 à 17h59

On dira que l'histoire finit bien, mais qu'elle vaut tout de même d'être racontée. Elle commence avec un coup de cœur pour un livre. En début d'année, Jonathan (1), qui conduit des RER A depuis 2007 et cumule plus de trente ans d'ancienneté à la RATP, découvre un essai de l'historien (également chroniqueur à Libération) Johann Chapoutot : Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui (Gallimard). Soit un ouvrage par lequel son auteur a voulu confirmer une impression, qu'il résumait à Libération en janvier : «Le nazisme a été un grand moment managérial et une matrice du management moderne.» Forcément, il y a dans ce propos de quoi intriguer un syndicaliste. Et c'est ainsi que, après avoir lu les 176 pages de Chapoutot, Jonathan, qui est adhérent à Solidaires RATP, estime qu'il serait pertinent d'épingler la couverture du livre sur les panneaux syndicaux situés dans les «corps de garde» – les lieux où les salariés peuvent prendre leur pause ou traiter leur travail administratif – des sites de Torcy et Nanterre.

«Le but du jeu, c'était d'amener les gens à le lire et à se poser des questions», explique le conducteur, qui se rappelle avoir pris sa décision en plein confinement, alors que l'actualité covidée avait mis un frein à la production de tracts syndicaux : «On avait des places libres sur le panneau.» Tellement de places qu'en plus du livre de Johann Chapoutot, Jonathan décide d'afficher la couverture d'un autre texte : Discours de la servitude volontaire, écrit par La Boétie à la fin du XVIsiècle. «Quand vous lisez les deux livres, vous voyez qu'ils sont assez proches», analyse-t-il. Selon lui, cette mise en avant de Libres d'obéir a rencontré un certain succès : «J'ai été surpris par le nombre de collègues qui m'ont demandé de leur prêter le bouquin.»

A la toute fin du mois de mai, une autre chose le surprend : alors qu'il avait «complètement zappé» que la couverture du bouquin de Chapoutot était en exposition, il est convoqué par un supérieur hiérarchique, qui lui demande de retirer son affichage au nom du trouble qu'il provoque. «Nous avons eu de nombreuses remontées de conducteurs, de membres de l'encadrement mais aussi d'autres organisations syndicales qui ont été surpris voire choqués», affirme en effet la RATP, contactée par Libération.

«Solidaires RATP tente insidieusement d’assimiler le management de la RATP au régime nazi et à la servitude»

Au cœur du conflit se trouve la quatrième de couverture de Libres d'obéir, elle aussi affichée sur le panneau syndical : elle évoque le protagoniste du livre, Reinhard Höhn, «l'archétype de l'intellectuel technocrate au service du IIIe Reich», qui créa après la chute du nazisme «un institut de formation au management» au succès immense. Et se conclut sur cette idée du nazisme comme «une des matrices du management moderne». «Ils n'ont pas compris que c'était une quatrième de couverture. Ils ont cru que c'était un tract», avance Jonathan pour tenter d'expliquer le coup de chaud de sa hiérarchie.

La quatrième de couverture du livre «Libre d'obéir», de Johann Chapoutot.La quatrième de couverture de Libres d’obéir, reproduite sur le site de Gallimard

Qu'il y ait eu incompréhension ou pas, les responsables de la ligne A du RER prennent si mal la chose que, Solidaires n'ôtant pas tout de suite la reproduction du livre, le département juridique de la RATP engage début juin une action en référé à l'encontre de Jonathan et son syndicat. Ils se retrouvent cités à comparaître en juillet devant le tribunal de Meaux et en septembre devant celui de Nanterre, deux sites dans deux départements différents étant concernés (la Seine-et-Marne et les Hauts-de-Seine). Dans ses assignations, que Libération a pu consulter, la RATP livre ainsi son interprétation : «Il apparaît évident que le syndicat Solidaires RATP tente insidieusement d'assimiler le management de la RATP au régime nazi et à la servitude.» Selon elle, il ne peut s'agir de recommandations de lecture, car si tel était le cas, ces affiches auraient été «accompagnées d'un texte venant clairement expliquer leur nature de suggestion». D'où, à ses yeux, une atteinte aux lois sur la presse réprimant entre autres la diffamation publique, aggravée par le fait que le syndicat n'a pas transmis copie des documents aux ressources humaines comme le prévoit le code du travail. Jonathan confirme ce dernier point, en précisant : «On ne le fait jamais, et on ne me l'a jamais demandé.»

«Il n’y a aucune analogie à faire»

Sur le fond surtout, le conducteur est formel : «A aucun moment je n'ai voulu faire une analogie entre le management de la RATP et le régime nazi. Tout simplement parce qu'il n'y a aucune analogie à faire.» Johann Chapoutot, qui assure lui-même que son livre «n'est pas un pamphlet», a adressé une lettre de soutien à Solidaires RATP : «Cet ouvrage n'est pas un réquisitoire contre les "managers" en général», y explique-t-il, tout en avançant que si son propos peut effectivement interpeller, ce dont témoigne sa couverture médiatique, c'est «sans doute parce que la question du "management" nous occupe et nous préoccupe toutes et tous aujourd'hui».

«On ne s'est pas du tout dit : "On va le faire exprès pour les emmerder"», abonde François-Xavier Arouls, cosecrétaire de Solidaires RATP. Mais, assume-t-il, «le rôle d'une organisation syndicale c'est de parler du travail, pas seulement de son entreprise». A ses yeux, la démarche de la direction de la régie, alors que de nouvelles élections professionnelles seront bientôt organisées, reflète «la volonté de contrôler la communication d'une organisation syndicale», le tout sur fond de tensions parfois fortes sur cette ligne de RER : «La ligne A est celle qui transporte le plus de monde, donc l'organisation du travail y est régulièrement chamboulée parce qu'il faut produire, produire. Ça a eu pas mal d'impacts sur l'humain, sur la vie privée des agents.»

Qu'espérait finalement la RATP avec son référé ? La question est posée, d'autant que la couverture de Libres d'obéir n'est plus affichée depuis mi-juin, selon Solidaires RATP. «Elle a été remplacée pour mettre le panneau syndical à jour, pas pour répondre aux injonctions de la direction», assure François-Xavier Arouls. Après avoir dans un premier temps confirmé et défendu son action en justice, jeudi, la RATP a d'ailleurs pris acte de cette disparition : «Le document ayant été retiré, ce dont la RATP se félicite, le recours à la justice n'a plus lieu d'être», écrit-elle dans un échange de mails avec Libé. Le conflit devrait donc s'éteindre aussi vite qu'il s'est enflammé, sans que Jonathan, lui, comprenne mieux le pourquoi du comment de «cette dépense d'énergie». Le titre de l'ouvrage affiché en lieu et place du livre de Johann Chapoutot apportera peut-être un début de réponse : il s'agit de la Comédie humaine du travail (ed. Erès), de la sociologue Danièle Linhart.

(1) Le prénom a été modifié.