Menu
Libération
Journal d'épidémie

«Des médecins pas si isolés que ça»

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société suspendue à l'évolution du coronavirus.
Aux funérailles de Philippe Lerche, un médecin mort du Covid-19 à Villers-Outréaux (Nord), le 23 avril. (Photo Pascal Rossignol. Reuters)
publié le 29 juin 2020 à 15h45

C'est une alerte passée d'abord inaperçue sur mon fil Twitter. Après le déconfinement, des patients se plaignent de ne pas voir revenir leur médecin. C'est aussi ce jeune généraliste d'une trentaine d'années, qui a essuyé la première vague dans la région de Reims, et me dit au téléphone d'une voix mal assurée : «Je me pose des questions, tu sais. Le quotidien est difficile mais je n'avais jamais imaginé aller bosser chaque jour avec la peur au ventre. Et c'est ce qui m'est arrivé pendant des semaines, sans équipements de protection, et sans comprendre ce qui nous tombait dessus. J'avais peur d'être contaminé, j'avais peur de contaminer ma femme, mes enfants… Je ne suis pas certain de poursuivre dans cette voie… Et autour de moi, plusieurs confrères plus âgés, tombés malades, s'arrêtent, convaincus par leur famille qu'à 65 ou 70 ans, cette pandémie a constitué une alerte, un coup de semonce.»

Boom de la téléconsultation

J'avais mis ça de côté, me disant que je traiterai le sujet un jour, quand nous aurions plus de visibilité. Et c'est en contactant le patron de mon secrétariat téléphonique que j'ai pris conscience de l'ampleur du problème. Daniel Garcia gère une trentaine de secrétaires qui répondent aux appels des patients, les conseillent, les orientent, prennent les rendez-vous, en présentiel ou en téléconsultation. Lorsque la pandémie a frappé, il a organisé en urgence le télétravail de ses employées, assurant la continuité du service dans un moment de grande tension. Je l'appelle donc pour prendre des nouvelles de l'équipe : «Nous sommes revenus au bureau, à part deux salariées qui vivent assez loin en banlieue. Si l'activité a repris, les cabinets ne tournent pas encore à plein régime. Je dirai que vos collègues sont à 70-80% de l'activité habituelle. La plupart en présentiel. Vous êtes l'un des rares à continuer à téléconsulter à 50%. On a connu un boom de la téléconsultation pendant le Covid. Un de vos confrères de 70 ans s'est vu interdire par sa femme de consulter en présentiel et s'est mis à la téléconsultation dès le premier jour du confinement, à 100%. Mais ce que je vois, surtout, ce sont les cabinets qui ne rouvriront plus… » Interloqué, j'ai demandé : «Ce sont des confrères qui envisageaient déjà d'arrêter ?» «Pas du tout… Ce sont des médecins dont l'activité s'est brutalement arrêtée et qui, au bout de trois mois ont décidé de faire valoir leur droit à la retraite, de raccrocher la blouse, du jour au lendemain. On avait déjà eu ça il y a trois ans lors de l'obligation de mise aux normes des cabinets pour l'accessibilité handicapés. Pas mal de médecins âgés exerçant dans de vieux immeubles et confrontés à des casse-tête administratifs ou architecturaux avaient jeté l'éponge. Et là on voit une nouvelle série de départs avec le Covid…»

Vantant le plan #MaSanté2022 porté par Agnès Buzyn, Emmanuel Macron s'était enthousiasmé il y a deux ans. Il dressait les grandes lignes de son projet : une accélération de l'adaptation du système de santé au numérique, autour du «dossier médical partagé», une architecture du soin pilotée par les agences régionales de santé, le regroupement à marche forcée des médecins au sein de communautés professionnelles territoriales de santé. Lyrique, le Président avait expliqué : «Je veux précisément que l'exercice isolé devienne progressivement marginal, devienne l'aberration et puisse disparaître à l'horizon de janvier 2022.» Ces regroupements étaient censés répondre à la demande légitime des assurés d'avoir un médecin traitant. Les députés-médecins évoquaient la responsabilité populationnelle de ces nouvelles CPTS, qu'il fallait assurer sur l'ensemble du territoire.

La pandémie a balayé toutes ces grandes déclarations. La téléconsultation s’est organisée à l’arrache, dans l’urgence, utilisant aussi bien des plateformes privées que des applications largement répandues : Facetime, WhatsApp, Skype, Zoom… voire le simple téléphone pour de nombreux patients âgés dépassés par le numérique.

Aide des municipalités

Les agences régionales de santé ont été sidérées, incapables d’organiser la réponse. Et ce sont de ces médecins «isolés», considérés par le pouvoir comme des trublions individualistes forcément rétifs aux démarches de santé publique, qu’est venue la riposte. Ils ont partagé les informations en temps réel sur les réseaux sociaux, permettant une cartographie de la progression du virus. Les confrères de l’Est ont pu prévenir leurs copains d’abord incrédules que ce qui se passait en Chine, en Italie, était en train de se reproduire en France, dans leurs cabinets. Ils ont été à l’initiative des centres Covid, un peu partout sur le territoire, épaulés dans un second temps par diverses organisations professionnelles locales puis visées a posteriori par les ARS.

Ainsi ces médecins qu’il fallait contraindre à se regrouper pour mieux les maîtriser, n’étaient en fait pas si isolés que cela. Ils bénéficiaient d’outils d’une surprenante modernité: le téléphone, les mails, les groupes WhatsApp, pour s’organiser, trouver des locaux, des équipements, négocier l’aide des municipalités, des préfets. Ils étaient capables de travailler avec des infirmiers, des kinésithérapeutes, des hospitaliers, des services de soins à domicile, sans une injonction venue d’en haut, sans avoir enfilé pendant des mois palabres et réunions pour bâtir des protocoles formidables inadaptés au terrain.

Mais Emmanuel Macron n'a pas eu absolument tout faux avec son plan #MaSanté2022, dont il a été obligé récemment de constater l'inadéquation au réel. Je vois moi aussi disparaître, à l'horizon de quelques années, l'exercice isolé. La pyramide d'âge des médecins tient sur sa pointe, avec un faible nombre de jeunes installés, et au sommet de cette pyramide inversée, un nombre important de sexagénaires, ceux-là même qui étaient dans le collimateur du Président. La pandémie va entraîner le départ à court ou moyen terme de nombre d'entre eux. «L'aberration» va disparaître. Sans relève. Il est trop tard pour pleurer.