Pour comprendre Edouard Philippe, faut-il comprendre Pompidou ? Le Premier ministre l'a souvent suggéré, pour illustrer sa loyauté envers Emmanuel Macron. Comme son prédécesseur, le chef du gouvernement connaîtrait sa place et s'y tiendrait scrupuleusement, dans le respect des règles du régime. De là viendrait que leur relation soit, il l'a beaucoup répété, de «très bonne intelligence» et d'une «complète fluidité». Et si le chef de l'Etat décidait ces jours-ci de mettre fin à ses fonctions, le Havrais promet de s'y conformer avec la même discipline.
A l'Elysée comme à Matignon, on invoque d'autres précédents : ceux de Valéry Giscard d'Estaing et de Raymond Barre, de François Mitterrand et de Pierre Mauroy. Il s'agit toujours d'insister sur l'unité de vue du couple exécutif et la subordination assumée du second au premier. Mais le duo gaulliste est le plus volontiers cité. Comme Philippe, Pompidou ne fut-il pas redevable de sa carrière nationale au chef de l'Etat ? Remit-il jamais en question son autorité ? Faisant mémoire de Pompidou, en juin 2019, Macron a célébré sa «fidélité» aux institutions et à «la manière dont le couple exécutif doit dûment fonctionner, dans ses loyautés et ses primautés».
Un pourrisseur du macronisme ?
Certains l'ont pourtant fait remarquer : en plusieurs points, cette lecture idéale s'éloigne de la réalité. Et la période invite à d'autres parallèles, moins avantageux pour le pouvoir. Si Pompidou fut l'homme du général, il fut aussi la bête noire d'une partie de son camp. Tendance minoritaire mais remuante, les «gaullistes de gauche» en firent le corrupteur de leur idéal : un «vrai gaullisme» dont il aurait contrarié les élans «révolutionnaires» par ses penchants conservateurs. Ne l'avait-il pas démontré en s'opposant, en 1967, au plan Louis Vallon, ambitieux projet d'intéressement des travailleurs ? Le vieux gaulliste René Capitant réclama son départ : «Ce que je demande au Président, c'est de changer de Premier ministre pour changer de politique», déclara celui pour qui «le vrai gaullisme est à gauche». Ce sont à peu près les mots de ces macronistes «historiques» qui s'en prennent aujourd'hui à Philippe. Le désignant comme un pourrisseur du macronisme, dont il limiterait mesquinement le potentiel disruptif.
Les témoins d'époque ont aussi rapporté la dégradation finale des relations entre De Gaulle et son Premier ministre, sorti grandi de la crise de Mai 68. «Chez De Gaulle, il y avait l'idée que la victoire parlementaire (aux législatives de juin, ndlr) était celle de Pompidou plutôt que la sienne, écrit Julian Jackson dans sa récente biographie du général (1). Du côté de Pompidou, l'idée que De Gaulle le savait et en était mécontent.» Le chef du gouvernement supporte mal les «coups» solitaires du chef de l'Etat et ne s'emballe toujours pas pour le grand dessein social du gaullisme, la participation, qu'il tient pour une lubie. «Le Président sait ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire», aurait-il alors pu déclarer, comme vient de le faire Philippe auprès de Paris Match : phrase largement interprétée comme un refus d'incarner tout «virage à gauche» du macronisme.
Raffarin sous Chirac
S'agissant de son possible remplacement, le Havrais préférera sans doute ne pas suivre l'exemple de Pompidou. Après avoir souhaité et obtenu de partir, ce dernier changea d'avis… trop tard : son successeur, Maurice Couve de Murville, était déjà désigné, lui fit savoir De Gaulle. Ce navrant dénouement alimenta une méfiance réciproque. A l'amertume de Pompidou répondaient, selon Jackson, les soupçons du général : «Je me demande s'il s'agit vraiment de lassitude de la part de Pompidou, ou s'il ne joue pas la comédie, et s'il ne s'agit pas d'une tactique pour l'avenir», s'interrogeait celui-ci après mai.
Pour se défendre de toute ambition présidentielle, enfin, ce sont d'autres modèles que devrait invoquer Philippe. Non seulement Pompidou fut chef de l'Etat, mais il n'attendit même pas le départ de De Gaulle pour dire sa disponibilité, se déclarant prêt à lui succéder dès le début de 1969. Ces annonces, selon le général, furent un facteur de sa défaite au référendum d'avril, la crainte de sa démission étant atténuée par ce remplaçant tout trouvé. En somme, pour exprimer un alignement sans nuance, d'autres exemples pouvaient servir : Couve de Murville sous De Gaulle, Pierre Messmer sous Pompidou, pourquoi pas Jean-Pierre Raffarin sous Jacques Chirac ? Le second Premier ministre de la Ve n'est pas le plus innocent des choix. Mais Philippe pouvait-il l'ignorer ?
(1) Julian Jackson, «De Gaulle, une certaine idée de la France», Seuil 2019, 27,90€.