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Libération
Le portrait

Stéphane Soumier, merci patrons !

L’ex-directeur de la rédaction de BFM Business lance B Smart, une télé énamourée des entrepreneurs qui s’y sentent comme chez eux.
(Photo Fred Kihn pour "Libération")
publié le 1er juillet 2020 à 18h41

Il faut de tout pour faire un monde : certains font des maquettes, d'autres collectionnent les timbres. Stéphane Soumier est fan de patrons. Il l'a souvent dit. Pour lui, «l'entrepreneur est un héros, le dernier héros des temps modernes». Dans la conversation, l'animateur est capable de vous sortir des phrases étranges comme «c'est fantastique, les directeurs des risques», «Crédit agricole a gagné dix jours de délai de paiement, c'est énorme» ou, à propos du réchauffement climatique : «Toute la question, c'est d'apprivoiser le capital.» Pendant le confinement, l'homme n'a pas beaucoup traîné sur Netflix. Mais il a regardé le replay d'une longue audition de Bernard Tapie devant l'Assemblée nationale.

Avec son nouveau projet, l'ex-matinalier de la chaîne économique BFM Business ne change pas de vie. Il vient de lancer sa propre antenne, nommée «B Smart». La «chaîne des audacieux» (disponible en ligne et sur les box) a été conçue pour raconter la vie, les exploits, les difficultés des dirigeants de sociétés. Au casting, on trouve Michel Denisot ou Jean-Marc Sylvestre. Mais la tête de gondole est bien Stéphane Soumier, président fondateur et actionnaire minoritaire de B Smart (la majorité est détenue par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky). «C'est une télévision d'analyse, avec un axe témoignage très fort, explique Soumier. On résonne autour de l'actualité, on ne la traite pas en direct et on n'a pas l'équipe pour faire de l'investigation. C'est une chaîne d'enthousiasme !»

L'antenne est résolument, caricaturalement, pro-business. Stéphane Soumier a attaqué sa première émission en remettant en cause ce qui reste de l'ISF, devant deux patrons ravis. B Smart est un objet fascinant : les détenteurs du capital se sentent ici tellement chez eux qu'ils y disent tout ce qu'ils pensent vraiment. «Les patrons n'en peuvent plus d'être voués aux gémonies dans les médias mainstream, argumente Soumier. Je veux faire une cloche qui les protège.» L'homme ne risque pas de perdre son statut de «chouchou des patrons», qu'il façonne depuis quinze ans. Il assume totalement de ne pas être un contre-pouvoir aux puissances de l'argent. «Je vois les patrons comme les gens qui ont les solutions à tous les problèmes, qui vont donner du travail à mes enfants et rétablir l'équilibre planétaire.» En 2017, celui qui a vite fréquenté les jeunes rocardiens lors de ses études à Lille a évidemment voté Emmanuel Macron. Même si ensuite, il a été «déçu par l'emphase» du bonhomme dès la déambulation victorieuse autour de la pyramide du Louvre.

Longtemps, Soumier n'a rien compris à l'économie, incapable de faire la différence entre un chiffre d'affaires et un bénéfice. Fils d'un ingénieur électrique et d'une secrétaire, issu d'une classe moyenne supérieure qui ne manquait de rien, il est entré dans le journalisme par la radio, à Europe 1. Il y devient vite grand reporter, couvrant la guerre du Golfe ou celle de Bosnie, qui l'a profondément marqué. «Pendant trois ans, j'ai fait des allers-retours entre Paris et Sarajevo. Je ne pensais qu'à cela. Les autres conflits étaient lointains. Là, on avait l'impression d'être chez nous.» Il monte en grade à Europe 1, jusqu'à présenter la tranche du matin. Son patron de l'époque, Jérôme Bellay, se souvient d'un «vrai journaliste, très sérieux, passionné par l'information. Une boule d'énergie, avec sa voix forte et ses sourcils noirs toujours froncés». Avec les années, Soumier n'a rien perdu de sa vitalité. Elle transparaît à travers notre écran d'ordinateur (on l'interroge par Zoom). Parfois, il ponctue ses phrases par un virevoltant «les amis», comme il a l'habitude, à l'antenne, de s'adresser aux téléspectateurs. Stéphane Soumier, c'est tout un spectacle, ébouriffant, électrique.

En 2005, le nouveau boss d'Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, le débarque de la radio, voulant «faire table rase du passé», selon Stéphane Soumier. Commence pour ce père de quatre enfants une courte traversée du désert pendant laquelle «cela ne se bouscule pas au téléphone». Heureusement, Alain Weill, le redresseur de RMC, l'appelle pour lui confier la matinale de la moribonde radio économique BFM (rebaptisée «BFM Business» depuis). Il découvre le monde des affaires. «Cela m'a passionné car cela renouvelait totalement la matière journalistique.» Stéphane Soumier s'y met avec la foi des convertis. Au fil des années, il en arrive à incarner complètement la chaîne. «C'est un type charismatique, un mâle alpha, décrit un ancien collègue de BFM Business. Sa personnalité imprégnait la rédaction. Il est arrivé très frais et il a fini par tout bouffer. Depuis qu'il est parti, certains journalistes se rendent compte et disent qu'ils ont subi une sorte de lavage de cerveau à son contact.» Il faut observer ce gourou du business ferrailler sur Twitter, souvent avec mauvaise foi. «C'est extraordinaire de prendre un point de vue auquel on ne croit pas et de le défendre mordicus», dit-il en rigolant. Il aime bien «clasher» sur le réseau social le soir, avec un verre de bourgogne ou de côtes-du-rhône : «Twitter, ça va bien avec une légère ivresse.» Il lui faut parfois effacer des messages au réveil.

En 2016, le matinalier est aussi nommé directeur de la rédaction. Il cumule les pouvoirs, impose ses vues politiques (ultra-libéralisme, nucléaire, etc.) à tout le monde, néglige ceux qui lui résistent. Lui-même l'admet : «Je voulais avoir raison à toute force et écarter tous ceux qui me donnaient tort. Quand on contrôle tout, c'est comme un gaz, ça explose.» Cela se termine - Soumier lâche le mot sans qu'on le lui souffle - par «une forme de burn-out». A l'hiver 2019, en vacances à la montagne pour faire du ski, ce grand lecteur de romans (Balzac surtout) réalise qu'il n'arrive plus à sortir la tête du boulot et décide de tout arrêter. Cela tombe bien aussi : un désaccord stratégique pointe avec son patron, Alain Weill, qui veut garder à la chaîne une vocation grand public, quand Stéphane Soumier aimerait la tourner vers les seuls chefs d'entreprise.

Après BFM Business, il s'interroge : Comment monétiser ce carnet d'adresses de patrons ? Il exclut de faire de la communication, songe à créer un think tank, s'engage avec l'agence Losam, spécialisée dans le «networking» de dirigeants d'entreprises. Et décide de lancer B Smart, qu'il préside mais dont il ne dirige ni la société ni la rédaction. Ex-observateur enamouré du monde économique, Soumier en est devenu un agent à part entière. L'homme a toujours eu un rapport compliqué avec la neutralité professée du journalisme. Dans le métier, il est connu pour son avidité pour les «ménages», des prestations d'animation rémunérées par les grandes entreprises. A BFM, puis à B Smart, le modèle économique est ahurissant d'un point de vue déontologique : les patrons payent pour être interviewés. Est-ce encore du journalisme ? «Joker, répond Soumier, pas gêné. Je ne sais plus ce qu'il y a derrière ce mot et la question ne m'intéresse pas.»

30 janvier 1965 Naissance à Issy-les-Moulineaux.
1987 Europe 1.
2005 Matinalier de BFM Business.
Juin 2020 Lance la chaîne B Smart.