Nom de code «opération Tulipe». Le 24 mai 2016, des dizaines de policiers de l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales, bras armé du Parquet national financier (PNF), débarquent sans crier gare au siège de Google. Un élégant hôtel particulier près de la gare Saint-Lazare, à Paris. Leur perquisition va durer la journée et donner lieu à la saisie de kilo-octets d’informations dans les ordinateurs de l’entreprise. Trois ans plus tard, au terme d’une procédure menée par le PNF pour fraude fiscale aggravée, le géant américain accepte de régler une pénalité de 965 millions d’euros pour échapper à un retentissant procès. Quelques mois plus tôt, le fisc, qui avait tenté de lui infliger un redressement fiscal de 1,1 milliard d’euros, s’était cassé le nez. Le tribunal administratif avait annulé la sanction.
«Craintes»
La dimension financière du PNF a souvent été occultée au profit des dossiers à forte dimension politique. C'est oublier la nature des quelque 581 procédures en cours au 20e étage du tribunal judiciaire de Paris. La plupart concernent des délits commis par des grandes entreprises ou leurs dirigeants, abus de bien sociaux, fraude fiscale et escroqueries de haut vol. Ainsi, la banque britannique HSBC s'est fait pincer pour avoir facilité le recyclage de fonds douteux et a dû régler en 2017 300 millions d'euros pour mettre fin aux poursuites. Sa consœur suisse UBS a été épinglée en plein démarchage de riches contribuables français afin de les inciter l'évasion fiscale. Elle a écopé en 2019 d'une amende de 4,5 milliards d'euros. Un record. UBS a interjeté appel. «Il y a un avant et un après PNF, estime un policier financier. Sa création a suscité des craintes chez ceux qui sont susceptibles d'y avoir affaire.»
Ses 17 magistrats peuvent mettre à leur actif l'accélération du temps judiciaire. Avant lui, les grands dossiers politico-financiers, telle l'affaire Elf, mettaient dix ans avant d'être jugés. Aujourd'hui, les enquêtes du même calibre peuvent être réglées en trois ans. Au prix d'un changement de méthode. Huit dossiers sur dix sont traités en enquête préliminaire. Ils restent sous le contrôle d'un procureur, sans qu'un juge d'instruction ne soit désigné. Ce basculement a ouvert un boulevard à ceux qui fustigent un PNF aux ordres, puisque le procureur qui le dirige est nommé en Conseil des ministres. Pragmatique, l'ex-procureur de Nice Eric de Montgolfier voit plutôt une institution chargée de compenser une carence : «Tant que les magistrats seront faibles avec les forts, on aura besoin du PNF», dit-il à Libé.
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Si le PNF agite une partie de la classe politique, un ministre ne s’en plaint pas. Celui du budget. Depuis 2016, la loi permet à une entreprise poursuivie pour corruption ou fraude fiscale de passer un accord avec le PNF. Une amende conséquente et une reconnaissance des faits contre un procès retentissant. Soupçonné du versement de commissions occultes par la justice française mais aussi britannique et américaine, Airbus a ainsi préféré, en janvier, signer une Convention judiciaire d’intérêt public et lâcher 3,6 milliards d’euros plutôt que de se retrouver sur le banc des prévenus. De quoi éviter aux dirigeants concernés d’incarner les turpitudes mises au grand jour. Le boss d’Airbus, Tom Enders, n’a pas hésité une seconde. Comme Edouard Carmignac, dont la société de gestion qui porte son nom était poursuivie pour fraude fiscale. Au total, l’Etat a encaissé plus de 4,5 milliards d’euros. Le tout sans délais : le paiement doit être effectué dans le mois qui suit la conclusion du deal.
Faire payer
Les tenants de la justice traditionnelle y verront une sérieuse entorse au procès pénal en bonne et due forme avec son lot de déballages. Les «réformateurs» considèrent, eux, qu'en matière financière, il faut taper au portefeuille. Alors autant faire payer les délinquants le plus rapidement possible. Confronté aux turbulences lors de l'affaire OM-Valenciennes qui impliquait Tapie ou aux révélations de l'informaticien de HSBC Hervé Falciani sur la fraude fiscale de la banque, Eric de Montgolfier voit, en tout cas, un enseignement dans les critiques à l'égard du PNF : «A concentrer les plus grosses affaires dans une seule juridiction, on l'expose à plus de fragilité.»