Des quelque 90 plaintes – en tous genres et parfois redondantes – concernant la gestion de la crise du Covid-19 déposées devant la Cour de justice de la République (CJR), seule instance habilitée à juger pénalement les ministres pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, neuf viennent de déboucher sur le déclenchement officiel de la grande machine judiciaire. Vendredi, la commission des requêtes de la CJR les a jointes, et transmises au procureur général près la Cour de cassation, François Molins. Lequel doit désormais ouvrir une information judiciaire et saisir la commission d’instruction de la CJR, qui fera donc office de juge d’instruction.
Le tri sélectif des plaintes (1) permettra toutefois à la CJR de ratisser large, même s'il s'agira essentiellement de traiter pénalement de la pénurie initiale de masques. Il y sera question d'«abstention de combattre un sinistre», seul chef retenu par la commission des requêtes, défini à l'article 223-7 du code pénal (qui vise «quiconque s'abstient volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant […] de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes»). Ce qui, sur le papier, vaut jusqu'à deux ans de prison et 30 000 euros d'amende. Est mis en cause formellement Edouard Philippe – qui a réagi en affirmant qu'il «apportera[it] toutes les réponses nécessaires» – en tant que Premier ministre, mais le sont plus concrètement ses deux ministres de la Santé, Agnès Buzyn puis Olivier Véran. Les plaintes visant leurs collègues gouvernementaux, Nicole Belloubet (Justice), Christophe Castaner (Intérieur) ou Jean-Yves Le Drian (Affaires étrangères), ont été classées sans suite ou jugées irrecevables.
«Signe extrêmement clair»
Fabrice di Vizio est l'avocat de médecins ayant très tôt saisi la CJR, et dont la démarche vient d'être validée par sa commission des requêtes. Formellement, la plainte n'a été déposée qu'au nom de trois d'entre eux (un généraliste, un hospitalier et un membre de SOS Médecins), mais elle est soutenue par un collectif de blouses blanches. Interrogé par Libération, l'avocat se félicite de ce «signe extrêmement clair : sans notre plainte initiale, on ne parlerait plus du Covid-19, le gouvernement serait passé à autre chose, il n'y aurait ni responsables ni coupables».
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Me Di Vizio en veut particulièrement à Olivier Véran pour son manque de transparence sur les commandes de masques durant la pandémie. L'agence Santé publique France, sous sa tutelle, a opposé le secret des affaires aux demandes de communication des contrats. «Je me fous de savoir combien d'argent il a payé aux fournisseurs ! s'emporte l'avocat. Je veux juste savoir combien de masques ont été commandés et quand. J'avais pourtant écrit à Véran que je me désisterais de ma plainte devant la CJR s'il me produisait les bons de commande. Et puis rien…» Fabrice Di Vizio a plus récemment écrit à l'Assemblée nationale, dont une commission d'enquête parlementaire planche actuellement et parallèlement sur la gestion de la pandémie : «Vous pouvez annuler vos travaux, c'est fini !» C'est un effet collatéral possible de la mise en branle de la CJR : la justice pénale étant saisie, les parlementaires pourraient voir leur périmètre restreint au nom de la séparation des pouvoirs. Le risque était connu, il devient tangible.
(1) Sur les 90 plaintes reçues, 53 ont été examinées à ce jour par la CJR : 34 ont été jugées irrecevables, dix classées sans suite, et neuf, donc, transmises par la commission des requêtes au procureur général. Trente-trois plaintes restent encore à examiner.